La maison de mots

La fabuleuse liberté de ma maison de mots, toutes portes ouvertes, où l'on me croit reclus et enfermé du monde, quand tout ailleurs, ou presque, m'opprime et ne me fait jouer qu'à des morceaux de moi. Je déambule, ici, d'une idée à une autre, d'une histoire à un rêve et je m'invente des vies que j'ai déjà vécues. A chacune des phrases, je tombe et me relève, comme en sorcellerie; je fais le tour de moi, j'écris, je lis et je ne suis qu'entier. J'apprends et chaque jour qui vient m'en devient jour de joie. Je peux dès lors parler et m'en aller aux autres, riche en lucidité sur les contours de moi, les limites du monde et de ses jeux de rôle qui ne me sont ensuite que des trousseaux de clefs. Parfois, puisque je sais, dire à quelqu'un je t'aime, le seul vrai qui me mène à un autre que moi, qui ne soit pas un lien et s'il le peut, m'y garder aussi libre. Ou bien rentrer chez moi.

©jeandiharsce
[extrait de Facebook]


La poésie au seuil de l'analyse

Rentrer chez soi : voilà une belle approche de définition de la poésie.

C'est très intéressant de suivre cette analyse d'un "poète". Il aspire à ce bien être chez soi, dans ce château dont on a fait le tour, dont on possède le trousseau de clés. Analyse-sauvegarde, analyse-sécurité qui permet de vivre en son domaine et d'avoir un commerce limité avec les autres, sur un mode d'autosatisfaction bien partagée.
Cela a son charme, fait beaucoup d'émules dans le petit monde des "poètes".
Je ne peux m'empêcher de le voir ensemble, ici-bas, avec le tout-monde... comme quoi, une poésie ne chasse pas l'autre. (un coup d’œil sur Edouard Glissant)


CODA

   On enterre ce matin, 9 avril, la semaine de Pâques, au Père-Lachaise, mon vieux maître, celui qui nous lisait Victor Hugo et les strophes des marches du musoir.
   Il allait avoir quatre-vingt-dix ans. Il avait été communiste, comme presque tous les instituteurs de sa génération. Il y avait dans sa maison une grande affiche encadrée de la Colombe de la paix, accrochée au-dessus de la table à manger, avec son brin d'olivier glissé dans le bec. [...]
   C'est à l'occasion de cette cérémonie que j'ai enfin appris son prénom. Il s'appelait Robert. Robert Pierre. On n'aurait pas osé le lui demander. Les prénoms étaient ceux des copains. [...]
  
   Maître Pierre : j'ai revu son visage, imprimé en filigrane sur le faire-part, tel qu'il était — et que je retrouvais avec peine dans le visage du centenaire qui m'avait accueilli chez lui pour me sourire, me parler, et me confier les poèmes qu'il écrivait encore. J'avais été frappé de sa petite taille alors que je gardais de lui le souvenir d'un homme grand, maigre et nerveux. Bien sûr, à mes yeux d'enfant, l'adulte ne pouvait que me dépasser de toute sa hauteur. Mais, plus troublant, il avait en effet rapetissé, non seulement à la façon dont les vieillards se tassent, mais il n'était guère plus grand désormais, à mes yeux qui le revoyaient soudain, soixante ans après, qu'un enfant, me faisant penser à ces Christs que la Mère, dans certaines Pietà douloureuses, dépose sur ses genoux comme une petite momie de crèche.

   Il m'avait donc, le premier, appris à parler et à écrire, et surtout donné un appétit furieux des mots, le trésor des pauvres comme avait dit je ne sais plus qui.
   Dans l'ascension sociale, violente et rapide en ces années d'après-guerre, j'avais brûlé une étape.
   Le palier médian, nécessaire avant de grimper plus haut, c'était celui d'instituteur mais c'est lui, Maître Pierre, qui l'avait tenu à ma place — et même assez pour me laisser le temps de monter sur ses épaules pour pouvoir voir d'un peu plus haut, comme les apôtres montés sur les épaules des Prophètes, dans les vitraux des églises. Discrètement, c'est lui qui avait veillé de loin sur moi, jusqu'à sa mort, à presque cent ans. Il ne s'était rappelé à mon souvenir, sortant de l'ombre, et il n'était mort, deux ou trois ans après nos retrouvailles, qu'une fois assuré que je n'irais pas plus loin ou plus haut, selon nos hiérarchies. Du moins, je l'imagine. Mais il m'avait suivi, jusqu'au bout. Il avait été l'instit', la marche nécessaire dans la montée du jeu social, quand on part d'en bas pour arriver en haut.

   J'avais neuf ou dix ans, en 1949-1950.
   Le tableau noir bouchait l'espace. La craie, longue et fine, arrondie comme un doigt, était blanche et montrait le chemin. Noire aussi était l'encre que la femme de service versait à l'aube dans les encriers, d'un noir qui coulait de la bouteille, épais et lent comme un lait.
  Pour exercer son ministère, le maître endossait une blouse grise, et puis montait sur son estrade, non pour nous dominer mais pour n'oublier personne. Tous les élèves portaient des blouses grises. Non pour ne pas se salir ou pour effacer les différences entre les pauvres et les autres, ni par épargne quand les vêtements étaient rares, mais pour rappeler que la vérité est grise et que chercher la vérité est une chose ennuyeuse. On apprenait donc les degrés du noir et du blanc, comme l'artiste qui s'initie à l'art savant de la gravure. Et c'est ainsi, par l'effort du trait incisé, modulé, appuyé ou léger, que la vérité en effet, ni blanche ni noire, prenait forme. Elle n'était pas dans le coup d'éponge furieux de la table rase des esprits forts, ni dans le graffiti orgueilleusement tracé sur le tableau par le petit génie. Saisir la vérité était une tâche patiente qui méritait notre attention. La craie décidait enfin, durcie comme un poinçon, quand elle crissait sur le tableau. "Gravez-vous cela dans la tête", concluait le Maître du haut de son estrade. L'école n'était pas là pour distiller l'inquiétude, le doute ou la suffisance. Un enseignement de la dérision, du sarcasme, ou du libre choix des élèves n'aurait eu aucun sens. Il y avait les bons élèves, et les autres.
   Par la fenêtre, le ciel était toujours gris, sans nuance, obscurci par la fumée des usines. Une haute cheminée de métal, retenue par des filins, était noire. La craie, elle, était blanche, et la fine poussière elle aussi, comme un nuage, quand on effaçait.
   Tout était noir et blanc à cette époque, comme au cinéma. Des films noirs, on commençait d'en tourner d'ailleurs. Les tournages se faisaient rue des Petits-Ponts, une rue déserte à Pantin, entre le canal, le cimetière et la gare de triage, et qui ne menait à rien.
   Le cinéma était devenu l'attraction. Durant la récréation, on dessinait à la craie, avec des morceaux chipés au tableau, sur le macadam gris de la cour, la silhouette des deux avions de chasse, le Sabre américain et le Mig-15 soviétique, ceux qu'on voyait sans arrêt se combattre dans les actualités de la guerre de Corée. On s'efforçait de dessiner exactement leur profil, puis, en faisant glisser des palets sur le sol, comme au jeu de marelle, on tentait de les atteindre. Les projectiles terminaient leur course sur une aile ou sur le cockpit. Chacun avait choisi son camp. On avait remarqué que le Sabre trapu des Américains était plus facile à toucher que le Mig effilé des Russes.

   À la fin du CM2, le Maître demanda à voir mes parents. C'était la première et la dernière fois qu'il les rencontrerait. L'idée qu'un instituteur dût rendre compte de son enseignement aux familles aurait paru insensée. Il exerçait un magistère, comme le médecin, le juge, le curé encore. Il était un notable, représentant de cette classe que la société a réduite à un prolétariat. Il était le Maître, une fois pour toutes, et lui seul méritait d'être appelé par ce nom. Quand quelqu'un me salue aujourd'hui par ce titre de Maître, je sursaute et je suis mal à l'aise : lui seul pouvait porter ce titre.
   On ne discutait pas. Il leur expliqua donc, longuement, fermement, qu'il fallait envoyer le gamin au lycée, malgré les sacrifices. À la fin de la communale, au lieu d'aller travailler chez les tubes Pouchard ou à la Manufacture des Tabacs, je pourrais poursuivre des études. Mes parents se laissèrent convaincre. [...]

   L'éducation était dite élitiste. Laïque, elle était aussi républicaine. À l'époque, on parlait de "mérite". On était un enfant méritant. Le mot, j'ai vérifié, vient de meritus, c'est-à-dire de mereo, ere, un verbe qui signifie : "être digne de". Il signifie aussi "se rendre coupable de".
                                                                                                                        Octobre 2015
          Jean Clair, La part de l'ange, Gallimard, 2016

Ministère et magistère — émancipation et élitisme — l'école de la République telle qu'elle a été, sans nostalgie. L'Histoire n'est pas un modèle et il me paraît ridicule de tenter d'user pour l'avenir de ce même terme d'école de la République. Voilà ce que m'évoque le dernier et court chapitre du livre de Jean Clair "La part de l'ange" dont j'extrais ici la toute fin. Ce chapitre final porte d'ailleurs le titre de "Coda", c'est donc bien, comme en musique, un retour sur l'élément qui permet de valoriser et de clore définitivement le morceau.
Pour finir, notre académicien nous laisse méditer sur le dictionnaire qui révèle cette proximité paradoxale du mérite et de la culpabilité : Ce n'est donc pas d'aujourd'hui que les contraires s'attirent au point de ne vouloir être qu'un. C'est l'histoire de Caïn et Abel, c'est l'histoire de la rivalité mimétique, c'est l'histoire de Polémos, le combat, père et maître de toutes choses, selon Héraclite.



Someone to somebody (2)


He could hardly stop weeping. It was not controlled or restrained weeping, but a sobbing that shook his whole body. He was a youngish man, alert, with eyes that had seen visions. He was unable to speak for some time; and when at last he did, his voice shook and he would burst into great sobs, unashamed and free. Presently he said :
"I haven't wept at all since the day of my wife's death. I don't know what made me cry like that, but it has been a relief. I have wept before, with her when she was alive, and then weeping was a cleansean as laughter; but since her death everything has changed. I used to paint, but now I can't touche the brushes or look at the things I have done. For the last six months I also have seem to be dead. We had no children, but she was expecting one; and now she is gone. Even now I can hardly realize it, for we did everything together. She was so beautiful and so good, and what shall I do now ? I am sorry to have burst out like that, and God knows what made me do it; but I know it is good to have cried. It will never be the same again, though; something has gone out of my life. The other day I picked up the brushes, and they were strangers to me. Before, I didn't even know I held a brush in my hand; but now it has weight, it is cumbersome. I have often walked to the river, wanting never to come back; but I always did. I couldn't see people, as her face was always there. I sleep, dream et eat with her, but I know it can never be the same again. I have reasoned about it all, try to rationalize the event and understand it; but I know she is not there. I dream of her night after night; but I cannot sleep all the time, though I have tried. I dare not touche her things, and the very smell of them drives me almost crazy. I have tried to forget, but do what I will, it can never be the same again. I used to listen to the birds, but now I want to destroy everything. I can't go on like this. I haven't seen any of our friends since then, and without her they mean nothing to me. What am I to do?"
We were silent for a long time.
Love that turns to sorrow and to hate is not love. Do we know what love is? Is it love that, when thwarted, becomes fury? Is there love when there is gain and loss?
"In loving her, all those things ceased to exist. I was completely oblivious of them all, oblivious even of myself. I knexw such love, and I still have that love for her; but now I am aware of other things also, of myself, of my sorrow, of the days of my misery."
How quickly love turns to hate, to jealousy, to sorrow! How deeply we are lost in the smoke, and how distant is that which was so close! Now we are aware of other things, which have suddenly become so much more important. We are now aware that we are lonely, without a companion, without the smile and the sharp word; we are aware of ourselves now, and not only of the other. The other was everything, and we nothing; now the other is not, and we are that which is. The other is a dream, and the reality is what we are. Was the other ever real, or a dream of our own creation, clothed with the beauty of our own joy which soon fades? The fading is death, and life is what we are. Death cannot always cover life, however much we may desire it; life is stronger than death. The what is is stronger than what is not. How we love death, and not life! The denial of life is so pleasant, so forgetting. When the other is, we are not; when the other is, we are free, uninhibited; the other is the flower, the neighbour, the scent, the remembrance. We all want the other, we are all identified with the other; the other is important, and not ourselves. The other is a dream of ourselves; and upon waking, we are what is. The what is is deathless, but we want to put an end to what is The desire to end gives birth to the continuous, and what is continuous can never know the deathless.
"I know I cannot go on living like this, a half-death. I am not at all sure that I understand what you are saying. I am too dazed to take anything in."
Do you not often find that, though you are not giving your full attention to what is being said or to what you are reading, there has nevertheless been a listening, perhaps unconsciously, and that something has penetrated in spite of yourself? Though you have not deliberately looked at those trees, yet the image of them suddenly comes up in every detail — have you never found that happening? Of course you are dazed from the recent shock; but in spite of that, as you come out of il, what we are saying now will be remembered and then it may be of some help. But what is important to realize is this: when ou come out of the shock, the suffering will be more intense, and your desire will be to escape, to run away from your own mesery. There are only too many people who will help you to escape; they will offer every plausible explanation, conclusions which they or others have arrived at, every kind of rationalization, or you yourself will find some form of withdrawal, pleasant or unpleasant to drown your misery. Till now you have been too close to the event, but as the days go by you will crave for some kind of consolation: religion, cynicism, socila activity, or some ideology. But escapes of any kind, whether God or drink, only prevent the understanding of sorrow.
Sorrow has to be understood and not ignored. To ignore it is to give continuity to suffering; to ignore it is to escape from suffering. To understand suffering needs an operational, experimental approach. To experiment is not to seek a definite result. If you seek a definite result, experiment is not possible. If you know what you want, the going after it is not experimentation. If you seek to get over suffering, which is to condemn it, then you do not understand its whole process; when you try to overcome suffering, your only concern is to avoid it. To understand suffering, there must be no positive action of the mind to justify or to overcome it: the mind must be entirely passive, silently watchfull, so that it can follow without hesitation the unfolding of sorrow. Mind cannot follow the story of sorrow if it is tethered to any hope, conclusion or remembrance. To follow the swift movement of what is, the mind must be free; freedom is not to be had at the end, it must be there at the very begening.
"What is the meaning of all this sorrow?"
Is not sorrow the indication of conflict, the conflict of pain and pleasure? Is not sorrow the intimation of ignorance? Ignorance is not lack of information about facts; ignorance is unawareness of the total process of oneself. There must be suffering as long as there is no understanding of the ways of the self; and the ways of the self are to be discovered only in the action of relationship.
"But my relationship has come to an end."
There is no end to relationship. There may be the end of a particular relationship; but relationship can never end. To be is to be related, and nothing can live in isolation. Though we try to isolate ourselves through a particular relationship, such isolation will inevitably breed sorrow. Sorrow is the process of isolation.
"Can life ever be what it has been?"
Can the joy of yesterday ever be repeated today? The desire for repetition arises only when there is no joy today; when today is empty, we look to the past or to the future. The desire for repetition is desire for continuity, and in continuity there is never the new. There is happiness, not in the past or in the future, but only in the movement of the present.

Someone to somebody


A large dead animal was floating down the river. On it there were several vultures, tearing away at the carcass; they would fight off the other vultures till they had their fill, and only then would they fly away. The others waited on the trees, on the banks, or hovered overhead. The sun had just risen and there was heavy dew on the grass. The green fields on the other side of the river were misty, and the voices of the peasants carried so clearly across the water. It was a lovely morning, fresh and new. A baby monkey was playing around the mother among the branches. It would race along a branch, leap to the next one, and race back again, or jump up and down near the mother. She was bored at these antics, and would come down the tree and go up another. When she began to climb down, the baby would run and cling to her, getting on her back or swinging under her. It had such a small face, with eyes that were full of play and frightened mischief.
How frightened we are of the new, of the unknown ! We like to remain enclosed in our daily habits, routines, quarrels and anxieties. We like to think in the same old way, take the same road, see the same faces and have the same worries. We dislike to meet strangers, and when we do we are aloof and distraught. And how frightened we are to encounter an unfamiliar animal ! We move within the walls of our own thought; and when we do venture out, it is still within the extension of those walls. We have never an ending, but always nourish the continuous. We carry from day to day the burden of yesterday; our life is one long, continuous movement, and our minds are dull and insensitive.


This text is to be continued. 

La tasse ou le bol


Je pose une tasse où fume un bouillon de poule sur la table de nuit et considère l’homme avec embarras. Dois-je l’aider à s’étendre sur le lit et redresser son buste à l’aide des oreillers ou bien est-ce un blessé qu’il ne faut pas déplacer ? Ses traits tirés, la moiteur à son front, ses joues creuses même, m’impressionnent. Il n’est pas très grand, pourtant je n’aurais pas assez de force pour le soulever. Je veux presque sortir à reculons et m’y apprête, mais le bruit soudain que fait Chinook en grattant à la porte d’entrée pour sortir lui fait ouvrir les yeux et me dévisager (avec indifférence me semble-t-il).
« Est-ce que vous avez très mal ?
– Ne dites rien aux autres. On ne doit pas savoir où je suis.» Sa voix est faible, presque chuchotée.
« Moi non plus, on ne doit pas savoir. Je ne dirai rien. Vous voulez aller sur le lit ? Il faut manger, et puis que je vous soigne.
– Non, ne me touchez pas !»

Son regard à présent dégoûté me vexe et retranche brutalement en moi tout désir de secourir mon prochain. J’ai presque envie qu’il aille au diable, ou crever dehors, et qu’on n’en parle plus.
« Dites mon vieux, rien ne m’oblige à m’occuper de vous, alors allez plutôt vous faire cuire un œuf, j’ai d’autres chats à fouetter j’vous signale !»

Bien sûr, je regrette aussitôt mes paroles mais ne lui fais pas d’excuses. Je m’apprête à quitter la pièce et lui tourne déjà le dos quand il me rappelle : il reconnaît avoir besoin de mon aide. Je m’immobilise, reviens vers lui et remarque ses yeux humides. Je ne supporte pas de voir un homme pleurer. Les femmes pleurent avec le même réflexe mécanique qu’elles ont pour uriner. C’est un liquide intime dont elles tirent une grande satisfaction et des bénéfices plus ou moins grands entre elles et devant les hommes : cadeaux, pardons et réalisation de leurs souhaits. En présence de ces fontaines, je ressens très souvent de l’agacement ou du mépris. En revanche, un homme qui se laisse déborder comme une source me bouleverse. J’essuie doucement les cernes mouillés de celui-ci et force un souffle dans ma voix qui produit un rire bref, superficiel : « Il faut manger. Buvez un peu de bouillon, nous verrons après où nous en sommes.»

Anna de Sandre. Un froid sec (roman en cours) in Biffures Chroniques 
Dans cette scène (théâtre ou cinéma) il se passe peu de choses apparemment entre les deux moments d'un bol de soupe. Qu'y a-t-il dans ce geste ou dans ce liquide qui soutienne une page de roman ?
Le geste, on ne dit pas d'abord sa destination (soi ou l'autre), c'est un geste arrêté (qui pose), indétermination ou plutôt non-dit de la destination seront le mouvement même de cette scène. Le liquide, le fluide, a tendance à aller d'un côté ou de l'autre, voire se renverser, si on ne le pose. Il est le vecteur de la relation. Celle-ci ne cessera d'hésiter, de changer de sens – deux pôles sont fixés : le lit, la porte. Et en même temps un espace intérieur, privé, secret.
Le liquide (bouillon de poule, urine, larmes) concentre toutes les pulsions, les désirs, les besoins. Et l'enjeu est, bien sûr, de les partager ou non. Enjeu vital et son corollaire : la peur – la fuite ou l'agressivité comme possibles (là les liquides sont dépassés, voire châtiés : se faire cuire un oeuf, ses chats à fouetter – sans trop fouiller ou voit la grosse charge sexuelle).
Finalement, le mieux est de rentrer dans les rôles conventionnels ("il faut"... "où nous en sommes"), on aura, comme bien souvent, joué à se faire peur. Une des fonctions, sans doute, de la littérature.



Silence


Through the open windows came a confusion of sounds : the loud talk and quarelling in the village, an engine letting off stream, the cries of children and their free laughter, the rumble of a passing lorry, the buzzing of bees, the strident call of the crows. And amidst all this noise, a silence was creeping into the room, unsought and uninvited. Through words and arguments, through misunderstandings and struggles, that silence was spreading its wings. The quality of that silence is not the cessation of noise, of chatter and word; to include that silence, the mind must lose its capacity to expand. That silence is free from all compulsions, conformities, efforts; it is inexhaustible and so ever new, ever fresh. But the word is not that silence.

Commentaries on Living from the notebooks of J. Krishnamurti ©1956 Harper and bros New York


But the word is not that silence.
But the word is not necessarily the enemy of that silence.
It might be the friend of it. It might be the small child of that silence. The word might be the hole, or the shape floating around. The word can utter a sound hanging on that silence. It might be a fruit, it might be a small silence hanging on a branch from that silence. The word might be a newborn silence crying its lungs. When silence is, everything is music, everyone is an artist, or: art might begin, and it would be creation – not creation of the mind –, creation.

Nuages


Je suis allée chercher mon tricot de laine et le chevreau m'a suivie
le gris
il ne se méfie pas comme le grand
il est encore trop petit
Elle était toute petite aussi
mais quelque chose en elle parlait déjà vieux comme le monde
Déjà
elle savait des choses atroces
par exemple
qu'il faut se méfier
Et elle regardait le chevreau et le chevreau la regardait
et elle avait envie de pleurer
Il est comme moi
dit-elle
un peu triste et un peu gai
Et puis elle eut un grand sourire
et la pluie se mit à tomber

Jacques Prévert. La pluie et le beau temps. Gallimard, 1955.


Les poètes tricotent le ciel. Comme les enfants qui jouent. "Le temps est un enfant qui joue". Cela aussi est vieux comme le monde.
Etre poète, c'est se passer d'images. C'est être passeur d'images par sa simple parole. Faire voir ce qui ne se voit pas.