Un printemps que nul été ne suit

La lune jaillissait de la mer et pénétrait une vallée de nuages. Les eaux étaient encore bleues et Orion tout juste visible dans le ciel pâle et argenté. Les vagues blanches bordaient la côte et les cabanes des pêcheurs, carrées, nettes et sombres sur le sable clair étaient très proches de l'eau. Les murs de ces cabanes étaient de bambous et les toits étaient couverts de feuilles de palmiers liées les unes aux autres et disposées en pente afin que les fortes pluies ne puissent pénétrer. Pleine et ronde, la lune traçait un sentier de lumière sur les eaux dansantes. C'était une énorme boule d'or – vous n'auriez pu l'encercler de vos bras. S'élevant au-dessus de la vallée de nuages, tout le ciel lui appartenait. Le bruit de la mer était incessant, et cependant un immense silence régnait.
Vous ne conservez pas une impression, pure et simple, telle quelle, mais il vous faut toujours l'entourer de tout l'attirail des mots. Les mots déforment la sensation et la pensée qui tourne autour d'elle la renvoie dans l'ombre et l'écrase de peurs et d'envies gigantesques. Vous ne conservez jamais une sensation et rien d'autre : la haine ou cette étrange impression de beauté. Lorsque la sensation de haine se manifeste, vous la déclarez mauvaise. Apparaît alors la contrainte, la lutte pour en triompher, le tumulte des idées. Vous souhaitez conserver l'amour, mais vous le brisez en l'appelant humain ou divin. Vous le masquez avec des mots, lui donnant un sens habituel, ou disant qu'il est universel. Vous expliquez comment on doit l'éprouver, comment le conserver, pourquoi il disparaît ; vous pensez à quelqu'un que vous aimez, ou qui vous aime. Il existe toute sorte de mouvements verbaux.
Essayez de conserver le sentiment de la haine, de la jalousie, de l'envie, et le venin de l'ambition. Car après tout, ce sont ceux-là qui occupent votre vie quotidienne, quand bien même vous souhaitez vivre dans l'amour, ou dans le mot amour. Mais étant donné que vous éprouvez cette sensation de haine, ce désir de faire mal à quelqu'un d'un geste ou d'un mot, essayez de déterminer si vous pouvez vivre avec. Est-ce possible ? Avez-vous jamais essayé ? Essayez de conserver une sensation, et regardez ce qui se produit. Vous constaterez que c'est terriblement difficile. Votre esprit ne voudra pas se détacher de cette sensation, et viendra s'interposer avec ses souvenirs, ses associations, ses permissions et ses interdictions, son bavardage incessant. Prenez un coquillage. Pouvez-vous le considérer, vous émerveiller devant sa beauté délicate sans dire que cela est joli, ou de quel animal cela provient ? Pouvez-vous regarder sans le mouvement de l'esprit ? Pouvez-vous vivre avec la sensation au-delà du mot, sans la sensation qui est suscitée par le mot ? Si cela vous est possible vous pourrez alors découvrir quelque chose d'extraordinaire, un mouvement bien au-delà de toute mesure temporelle, un printemps que nul été ne suit.

Commentaires sur la vie, tome 3. Traduit de l'anglais par Nicole Tisserand © Buchet/Chastel, 1974.



Il est impossible de croire en la haine sans le soutien des mots. C'est par eux qu'elle va exister, être entretenue ou combattue. Sans eux elle va se perdre, glisser vers autre chose de cette matière mouvante et insondables qu'est l'âme humaine, comme le fleuve d'Héraclite où rien n'est fixe, où seuls les mots tentent d'arrêter quelque chose. Mais les mots eux-mêmes sont emportés ; seule notre peur, notre angoisse du mouvement les arrête. Les accumule, les amasse.
Ils sont pourtant, les mots, notre chant du monde, notre prolongement, notre lien de sujet à ce qui nous entoure. Lorsque leur chant nous traverse, nous sommes poète, dans un monde toujours naissant.
Mais plus souvent l'esprit traîne sa réserve de mots comme un fardeau, et un champ de bataille. C'est ce qui avait ému Freud, et intéressé Lacan, tous deux ont défini la psychanalyse comme la science du sujet aux prises avec le langage.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

OUI, dire la sensation au-delà des mots, c'est l'éternel problème, et jamais résolu, de tout créateur.
Seules, peut-être, certaines musiques peuvent "occuper" un seuil limite qui peut faire basculer l'âme vers un autre état, celui de la contemplation... celle-ci s'ouvrant elle-même sur la vie spirituelle.

D'où ces douloureuses fiançailles, jamais consommées, entre l'art et la vie spirituelle...!