La tasse ou le bol


Je pose une tasse où fume un bouillon de poule sur la table de nuit et considère l’homme avec embarras. Dois-je l’aider à s’étendre sur le lit et redresser son buste à l’aide des oreillers ou bien est-ce un blessé qu’il ne faut pas déplacer ? Ses traits tirés, la moiteur à son front, ses joues creuses même, m’impressionnent. Il n’est pas très grand, pourtant je n’aurais pas assez de force pour le soulever. Je veux presque sortir à reculons et m’y apprête, mais le bruit soudain que fait Chinook en grattant à la porte d’entrée pour sortir lui fait ouvrir les yeux et me dévisager (avec indifférence me semble-t-il).
« Est-ce que vous avez très mal ?
– Ne dites rien aux autres. On ne doit pas savoir où je suis.» Sa voix est faible, presque chuchotée.
« Moi non plus, on ne doit pas savoir. Je ne dirai rien. Vous voulez aller sur le lit ? Il faut manger, et puis que je vous soigne.
– Non, ne me touchez pas !»

Son regard à présent dégoûté me vexe et retranche brutalement en moi tout désir de secourir mon prochain. J’ai presque envie qu’il aille au diable, ou crever dehors, et qu’on n’en parle plus.
« Dites mon vieux, rien ne m’oblige à m’occuper de vous, alors allez plutôt vous faire cuire un œuf, j’ai d’autres chats à fouetter j’vous signale !»

Bien sûr, je regrette aussitôt mes paroles mais ne lui fais pas d’excuses. Je m’apprête à quitter la pièce et lui tourne déjà le dos quand il me rappelle : il reconnaît avoir besoin de mon aide. Je m’immobilise, reviens vers lui et remarque ses yeux humides. Je ne supporte pas de voir un homme pleurer. Les femmes pleurent avec le même réflexe mécanique qu’elles ont pour uriner. C’est un liquide intime dont elles tirent une grande satisfaction et des bénéfices plus ou moins grands entre elles et devant les hommes : cadeaux, pardons et réalisation de leurs souhaits. En présence de ces fontaines, je ressens très souvent de l’agacement ou du mépris. En revanche, un homme qui se laisse déborder comme une source me bouleverse. J’essuie doucement les cernes mouillés de celui-ci et force un souffle dans ma voix qui produit un rire bref, superficiel : « Il faut manger. Buvez un peu de bouillon, nous verrons après où nous en sommes.»

Anna de Sandre. Un froid sec (roman en cours) in Biffures Chroniques 
Dans cette scène (théâtre ou cinéma) il se passe peu de choses apparemment entre les deux moments d'un bol de soupe. Qu'y a-t-il dans ce geste ou dans ce liquide qui soutienne une page de roman ?
Le geste, on ne dit pas d'abord sa destination (soi ou l'autre), c'est un geste arrêté (qui pose), indétermination ou plutôt non-dit de la destination seront le mouvement même de cette scène. Le liquide, le fluide, a tendance à aller d'un côté ou de l'autre, voire se renverser, si on ne le pose. Il est le vecteur de la relation. Celle-ci ne cessera d'hésiter, de changer de sens – deux pôles sont fixés : le lit, la porte. Et en même temps un espace intérieur, privé, secret.
Le liquide (bouillon de poule, urine, larmes) concentre toutes les pulsions, les désirs, les besoins. Et l'enjeu est, bien sûr, de les partager ou non. Enjeu vital et son corollaire : la peur – la fuite ou l'agressivité comme possibles (là les liquides sont dépassés, voire châtiés : se faire cuire un oeuf, ses chats à fouetter – sans trop fouiller ou voit la grosse charge sexuelle).
Finalement, le mieux est de rentrer dans les rôles conventionnels ("il faut"... "où nous en sommes"), on aura, comme bien souvent, joué à se faire peur. Une des fonctions, sans doute, de la littérature.



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