Jean Vigna

En 1930, l'évasion, pour un enfant de sept ans, se réduisait à peu de choses : radio balbutiante, télévision inexistante. Les pays étrangers, les contrées lointaines se figeaient sur les atlas. Seule l'imagination pouvait courir, inventer, construire. Les contes, les rêveries personnelles constituaient le seul univers d'évasion. Ce fut le monde du rail qui prit pour moi le relais.
Dans mes premières années, au sein d'une campagne familière où les nuits d'été s'ouvraient sur des sentiments intérieurs, il m'arrivait parfois de percevoir, aux portes du sommeil, comme un roulement de train plus ou moins prolongé, éloigné, comme le franchissement d'un pont inconnu vers une autre rive, et qui, doucement, me faisait basculer dans l'oubli.
A l'époque de mon enfance, on me hissait dans des wagons de bois vert-olive, aux portières vitrées se refermant bruyamment sur des compartiments isolés, aux banquettes rudimentaires mais je buvais le paysage qui défilait sous mes yeux, car l'allure du train était quelque peu modérée. Quelques secondes me suffisaient pour qu'au passage je fasse mienne une maison bordée de roses, que je m'approprie un vieux pont enjambant une rivière, ou une église, flamme vigile au cœur d'un village.
La portière de ces anciens wagons vert-olive déclinait les interdits :
"Ne laissez pas les enfants jouer avec la serrure"
"Nicht hinauslenhnen"
"Do not lean out of the window"
"E piricoloso sporghersi"
Oui, il était interdit de se pencher au dehors, au risque de recevoir dans l'œil des escarbilles de charbon, aveuglantes et douloureuses, ou, chose beaucoup plus grave, de subir l'effet guillotine au passage du train empruntant la voie en sens inverse. Il y eut parfois des têtes coupées et emportées !
Demeure en moi cette poésie des trains d'antan, aux locomotives crachantes, souffrantes, royales, avec à leur bord ces deux héros permanents du voyage, le chauffeur et le mécanicien aux énormes lunettes fixées sur des visages noircis de poussière et de suie.
Comment ne pas évoquer cette "poésie" des longs voyages de l'époque dans cet extrait d'un texte de Valery Larbaud :
"Prêtez-moi, ô Orient Express, prêtez-moi vos miraculeux bruits sourds et vos vibrantes voix de chanterelles. Prêtez-moi la respiration légère et facile des locomotives hautes et minces, aux mouvements si aisés, les locomotives des rapides précédant sans effort quatre wagons jaunes à lettres d'or, dans les solitudes montagneuses de la Serbie, et plus loin, à travers la Bulgarie pleine de roses."

Jean Vigna. Un aperçu sur les trains d'antan. éd. Gaspard Nocturne, coll. blogspot, 2009




Voix des trains, voix des hommes...
La littérature – dans son ensemble – comment la nommer ? une sorte de sub-conscience qui immerge la société humaine. Elle n'exclut aucune langue, aucune littérature orale. Comme l'eau sur la planète elle est toute de même nature et dans une communication totale ou presque – bien qu'extrêmement compliquée parfois.
L'humain par son langage a créé cette matérialité, cette eau qui le rassemble et le relie à toutes les parts de lui-même, par-delà les espaces, par-delà les temps, par-delà la vie et la mort.
Ce qu'il a créé ainsi c'est la conscience elle-même, cette sub-conscience, ces voix qui – en chacune – s'entendent et se répondent.
C'est pourquoi nous sommes si bien, si spontanés, à écrire en nous, en 1ère personne du pluriel. A la fois première (sujet) et pluriel (autres). C'est ici, en cette communion, que se situe la conscience. La con-science : se savoir comme, se savoir humain. C'est ici que se situe la responsabilité, celle du sujet à l'égard des autres.
La littérature, outre de nous emporter dans tous les voyages, dans tous les trains fussent-ils d'enfer ou de rêve, nous ouvre les yeux. Comme les fenêtres des wagons dont parle Jean Vigna et tous les voyageurs, en toutes langues. Les images qui viennent y défiler nous les faisons nôtres, pour un instant. Ou pour longtemps. Nous les "buvons" encore, bien après l'enfance. Elles font un avec les voix entendues, bues elles aussi – notre eau, notre parole extraordinairement mêlée et complexe. Marcel Proust et Larbaud voisinent avec la voix du père ou de la mère, l'interdit de la portière du train avec l'horreur de la guillotine dont nous parle Jean Vigna ailleurs dans un de ses livres*(en cette même année 1930, l'enfant de sept ans découvre une exécution capitale.)

*Les élémentaires, Gaspard Nocturne, 2008

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