Hélène allait être mère sans connaître autre chose que les larmes de la révolte muette. Elle avait besoin qu'on la berce, qu'on la protège, qu'on l'embrasse, qu'on la caresse. Elle ne savait rien de tout ce qui est maternel. Rolande, sa mère, était dure et sèche. Ce bébé, elle n’en voulait pas maintenant, pas si tôt, pas si vite, elle avait droit à un peu de bonheur. Mais la vie poussait dans son ventre, elle n’y pouvait plus rien. Elle enfanterait dans la douleur. Rolande le lui avait bien dit.
Cette nuit-là le docteur était pressé, il avait déjà trop attendu, il avait sommeil, il voulait partir. Il lui a fait une piqûre pour accélérer la naissance. Le bébé s’est mal présenté, il a déchiré la mère qui a hurlé de douleur. Leur histoire d’amour commençait mal. La femme ne voulait pas de cet enfant qui criait… Son ventre, son sexe n’étaient que douleur et maintenant ses seins durs, trop chauds lui arrachaient des cris. Chaque tétée ressemblait à un supplice. Le bébé « buvait autant de sang que de lait » car la mère avait des abcès aux seins. Elle dut cesser de nourrir son enfant. La torture prit fin mais Marie ne l’entendait pas ainsi ; elle se mit à vomir tous les laits qu’on lui présentait.
Son père courait en vélo, de pharmacie en pharmacie, avec des tickets en poche, à la recherche du lait qui conviendrait à ce nourrisson vraiment difficile qui leur empoisonnait une existence commune à peine commencée. Qu’allaient-ils faire de ce bébé hurlant ?… Etait-ce cela une vie d’adulte ?… fonder une famille ? Où étaient leurs rêves de bonheur ?… ce qu’ils s’étaient promis dans leurs lettres d’amour ?
Ce bébé gâchait tout par ses cris, ses vomissements, ses diarrhées… et puis c’était une fille. C’était en 1942 par un hiver glacé de guerre, au mois de février.
[...]
Elle l'habillait bien, elle aimait qu'elle soit jolie, tout le monde lui disait qu'elle était jolie, qu'elle avait de beaux cheveux. Elle l'habillait comme une poupée et tout le monde admirait cette jolie petite fille aux cheveux bouclés, vêtue de rose. Elle en était fière, mais elle racontait à tous le mal qu'elle lui avait donné, toutes les maladies, toutes les angoisses : les nuits où il fallait se lever pour changer les draps parce qu'elle avait encore vomi. Elle lui en donnait du travail, c'était incroyable !
La petite était assez docile mais elle se manifestait parfois avec une force qui dépassait l'entendement. Un jour de fête, sa mère l'avait habillée d'une robe de fine dentelle rose – un cadeau qui venait d'une famille parisienne – et tout le monde s'était exclamé : "Oh ! on dirait une poupée. Incroyable mais c'est une vraie poupée." La petite avait attiré tous les regards.
Le soir, elle n'avait pas voulu se deshabiller. Elle avait hurlé, échappé aux mains de sa mère, de son père, de sa tante. Ils s'étaient mis à plusieurs adultes pour lui enlever la robe de dentelle rose. Personne ne comprenait : une poupée si gentille et docile pouvait donc devenir un tel démon ? Cet exploit, elle l'avait raconté à tout le monde. Sa petite fille si fragile avait été capable d'une colère de géant.
[...]
Rolande réalisait de magnifiques robes de mariée, de soirée, de quoi faire rêver toutes les petites filles ou les femmes du village. Elle avait un véritable don et elle était amoureuse de la perfection. Si un point était de travers, elle se mettait en colère et il fallait tout recommencer. Elle faisait pleurer ses ouvrières qui la détestaient et l'admiraient à la fois. Tout le monde craignait Rolande, même son mari. Elle avait du caractère, de la volonté, elle menait son atelier et sa famille avec une autorité sans faille.
Quand elle se concentrait avant de couper dans un tissu de satin, de velours, de moire ou d'étamine, elle ne supportait pas d'être dérangée. Elle calculait dans sa tête, mesurait le tissu plusieurs fois, faisait un essai de col sur du papier journal et se lançait. Elle taillait d'un geste grave, comme le sculpteur de cathédrale qui sait qu'il ne doit faire aucune erreur. Quand elle créait, plus rien ne comptait. Elle était possédée par cette passion. Ses enfants devaient se débrouiller sans elle. La cuisine était saine mais vite faite et vite avalée, elle ne pensait qu'à retourner à la machine à coudre.
Hélène avait peur de sa mère, une peur bleue, viscérale. A trente ou quarante ans, elle tremblait encore devant elle. Elle ne s'était jamais rebellée, elle n'avait jamais osé s'affirmer. Elle passait par les exigences et les caprices de Rolande tout en ravalant son idée, la colère en dedans, dans la tête, le ventre ou la gorge. Hélène avait toujours mal à la gorge, elle avait des angines blanches, ou rouges avec des points blancs. Elle ne pouvait parler à sa mère que par sa gorge malade. Alors Rolande bagigeonnait cette gorge en feu avec du bleu de méthylène, elle lui ordonnait des gargarismes en disant seulement : "Ça va passer !" Non, Hélène n'avait pas eu une enfance douce. Heureusement, pour elle aussi, il y avait son père. Il était calme et tendre, il savait consoler et câliner ses enfants. Il était bourrelier. Son atelier sentait bon le cuir. Il y travaillait avec son fils. Cet endroit respirait le travail consciencieux, la paix. Hélène s'y réfugiait dès qu'elle le pouvait, mais sa mère la rappelait toujours pour quelque corvée.
Quand elle s'était mariée, Hélène avait cru échapper à sa mère. Elle avait ouvert son propre atelier de couture dans le même bourg.
Eva Thomas. Le viol du silence, éditions Aubier Montaigne 1986. Paru en J'ai Lu.
On pense généralement que c'est toujours l'autre qui transmet la violence. On n'a pas tort et on est toujours l'autre de quelqu'un. Je me souviens de ce slogan contre le sida, j'aimerais l'appliquer aussi à la violence : "elle ne passera pas par moi."
Evidemment c'est aussi juste que naïf – c'est compter sans la présence de l'inconscient.
Dans les extraits qui précèdent, on voit trois générations de femmes : Rolande – Hélène – Marie, entre elles la violence d’un manque d’amour – ainsi qu’on peut l’appeler. La violence commence dans l'insatisfaction des besoins infantiles. Cela fait des dégâts en chaîne car il y a toujours quelque chose que l’on ne peut pas donner à l’autre : c’est ce qu’on ne nous a pas donné.
Allons plus loin : l’autre, pour soi, n’existe pas vraiment si on n’a pas été reconnu soi-même – on ne peut le reconnaître à son tour dans son besoin d’exister pour nous(par nous). Aimer ne veut pas dire autre chose. Tu aimeras = tu reconnaîtras l’autre comme toi-même. D'après un proverbe africain, l’homme naît dans les bras des autres, il meurt dans les bras des autres.
L’appartenance de l'autre à la communauté humaine n’est jamais niée, dans un premier temps. Mais à la place de l’autre comme soi-même, aimable, viennent s’interposer des représentations, des fantômes de l’autre manquant : celui qu’on attend toujours d’être pour quelqu’un. Ce qu’on transmet alors devient un abîme.
Les fantômes auxquels on se raccroche, qu’on se passe ou qu’on s’arrache sont des monstres maléfiques, même s’ils ont forme de robes de mariées, robes de poupées.
L’histoire de Rolande – Hélène – Marie a pris corps grâce à une autre femme, Eva, qui n’est autre que Marie adulte, s’engendrant elle-même en se mettant à distance, en se dissociant de l’enfant qu’elle était, par l’écriture. Se reconnaissant elle-même comme écrivain, au sens propre. Le père ne l'ayant pas, non plus, c'est le moins qu'on puisse dire, reconnue.
C’est en cette histoire – cet acte du sujet écrivant – que s'interrompt l'enchaînement de la violence. Un autre enchaînement commence alors, celui des reconnaissances. Libérateur celui-là.
1 commentaire:
Riche idée que ce nouveau blog,René.
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