Albert Cohen

Sur le chemin du retour, marchant sous la pluie qui tombait maintenant et faisait sur le trottoir des petits clins d'oeil tombés et désolés, tenant sa main contre la joue outragée, l'enfant rencontra sa mère et son père qui revenaient pour la quatrième ou cinquième fois, échevelés et hagards, du commissariat de police où, depuis des heures, faisant la navette entre la maison et le commissariat, ils étaient allés humblement demander si on avait des nouvelles de leur petit garçon disparu et dont ils avaient chaque fois sangloté le signalement, un petit garçon si beau, de beaux cheveux bouclés, monsieur le commissaire.
Lorsque les trois furent rentrés dans l'appartement de bonté, ô doux ghetto privé de mon enfance morte, ô chaleur et rond jaune de la lampe à pétrole, ô ma mère morte que jamais je ne reverrai, et jamais plus aller l'attendre à la gare, ils ne s'arrêtèrent pas dans la chambre où attendait et attendit vainement toute la nuit le beau repas de fête amoureusement préparé pour le dixième anniversaire de l'enfant, et où le grand gâteau resta solitaire et intact autour duquel étaient piteusement éteintes et mortes les dix bougies roses d'une petite vie débutante.
Les trois ne s'assirent pas à la table ornée pour la fête des dix ans, et il allèrent dans la chambre du père et de la mère. Là, maîtrisant le vertige qui lui est resté toute la vie, l'enfant raconta à son père et à sa mère. Mais il ne raconta pas tout et il dit seulement que des gens avaient ri de lui et l'avaient chassé parce qu'il avait un visage juif. Alors, le père et la mère lancèrent un regard de remords sur le visage de l'enfant qu'ils avaient mis au monde, et il baissèrent les yeux. Je revois ce moment. Mon père était assis sur son lit, ma mère était assise sur le lit d'en face, et sa petite main de peau trop fine tenait le pommeau de cuivre. Et tous les trois nous pleurions. De quoi réjouir un antisémite.

O vous, frères humains. Gallimard, 1972.



Simplement dire la comparaison. Villon c'est le pronom nous qui revient sans cesse ; ici, c'est vous ; ce qu'a apporté Villon, ce nous, ces pendus au grand jour qui se balancent, essaimant leur parole au-delà même de leur vie ; ce que dit Albert Cohen, la joue cachée, l'exclusion cachée.
Ce qu'a dit Villon, la fraternité pour tous, ce "tous nous veuille absoudre", c'est nous tous, nulle justice des hommes ne fait ici l'objet d'une remise en cause, pas d'accusés, pas d'exclus, pas de vous dans cette communauté. Il n'y a que nous, et tous.
La personne grammaticale (c'est à dire qui s'inscrit dans la matrice du texte – car le texte est une matrice, j'y reviendrai –) c'est, avec Albert Cohen, en premier lieu, le vous, inscrit dans le titre de façon vocative, interpellative, ô vous, qui crie une scission, une exclusion dans l'humanité. Chose impossible au regard de l'homme du XVè siècle, qui avait un Dieu réconciliateur, alors que nous avons été obligés de concevoir l'inconcevable, de forger ce mot de génocide et l'on devrait dire humanicide.
Une chose encore, que nous chante François Villon, c'est la joie d'être humain, non pas dans sa vie personnelle à lui, il n'en est jamais question puisqu'il est mort et bien mort, "et nous, les os, devenons cendre et poudre", mais dans la parole, ou plus exactement, dans la poésie, cette parole adressée à tous. Cette épitaphe de Villon, "en forme de ballade" comme il dit, c'est la foi, c'est la joie, de chanter, par-delà la mort, par-delà les temps, tant qu'il y aura des hommes.
Des hommes, peut-il encore y en avoir toujours... c'est ce que demande Primo Levi, si c'est un homme... c'est ce qu'interroge Robert Antelme, l'espèce humaine. Tous ces titres font écho à Villon. C'est Robert Antelme qui nous révèle, avec l'atroce douleur qui le prend à la gorge, la source de la négation de l'humanité, en chacun de nous : "Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule."
François Villon se plaçait au-delà de la mort pour nous confier la parole.
Albert Cohen a mis toute une longue vie avant de pouvoir ôter la main de sa joue d'enfant humiliée qui portait la marque de la déshumanisation – ce n'était pas la marque d'une main de mère, de père ou de frère, ce n'était pas la sanction d'une justice. Cette marque venait d'un "on" un monstre sans yeux qui ne savait pas reconnaître l'humain.
Sans être reconnu par son semblable, l'humain meurt. Ou tue.
Albert Cohen, au bout de sa longue vie d'écrivain, s'est mis à chanter ce petit livre en forme de lamentation pleine d'un humour désolé.

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