Primo Levi

Je comprends qu'on m'ordonne de me taire, mais comme ce mot est nouveau pour moi et que je n'en connais pas le sens ni les implications, mon inquiétude ne fait que croître. Le mélange les langues est un élément fondamental du mode de vie d'ici ; on évolue dans une sorte de Babel permanente où tout le monde hurle des ordres et des menaces dans des langues parfaitement inconnues, et tant pis pour ceux qui ne saisissent pas au vol. Ici, personne n'a le temps, personne n'a la patience, personne ne vous écoute ; nous, les derniers arrivés, nous nous regroupons instinctivement dans les coins, en troupeau, pour nous sentir les épaules matériellement protégées.
Je renonce donc à mes questions et sombre rapidement dans un sommeil âpre et tendu qui ne me laisse en réalité aucun moment de répit : je me sens menacé, traqué, je suis prêt à tout instant à me raidir en un réflexe de défense. Je rêve, et je rêve que je dors sur une route, sur un pont, en travers d'une porte au beau milieu d'un va-et-vient continuel.
[...] Tandis que, les mains vides, le pas lourd, nous revenons encore une fois de l'entrepôt, une locomotive nous barre la route, avec un bref coup de sifflet. Tout heureux de l'interruption forcée, Null Achtzehn et moi nous nous arrêtons : le dos voûté, hébétés de fatigue, nous attendons que les wagons aient fini de défiler lentement devant nous.
... Deutsche Reichsbahn. Deutsche Reichsbahn. SNCF. Deux gigantesque wagons russes, avec la faucille et le marteauà moitié effacés. Deutsche Reichsbahn. Puis Cavalli 8, Uomini 40. Tara, Portata : un wagon italien... Ah ! monter dedans, se blottir dans un coin, bien caché sous le charbon, et rester là sans bouger, sans parler, dans l'obscurité, à écouter sans fin le bruit rythmé des rails, plus fort que la faim et la fatigue, jusqu'au moment où finalement le wagon s'arrêterait ; je sentirais la tiédeur de l'air et l'odeur du foin et je pourrais sortir à l'air libre, dans le soleil : alors je m'étendrais par terre, je baiserais la terre, comme dans les livres, le visage dans l'herbe. Puis une femme passerait et me demanderait en italien : "Qui es-tu ?", et en italien je lui raconterais, et elle comprendrait, et elle m'inviterait à manger et à dormir. Et comme elle ne croirait pas aux choses que je lui dirais, je lui ferais voir le numéro sur mon bras, et alors elle me croirait...
... C'est fini. Le dernier wagon est passé et, comme au théâtre lorsque le rideau se lève, voici que surgissent sous nos yeux la pile de poutrelles en fonte, le Kapo debout dessus sa baguette à la main, et les silhouettes efflanquées des camarades qui vont et viennent, deux par deux.
Malheur à celui qui rêve : le réveil est la pire des souffrances. Mais cela ne nous arrive guère, et nos rêves ne sont pas longs : nous ne sommes que des bêtes fourbues.
Nous revoici au pied de la pile, Mischa et le Galicien soulèvent une poutrelle et nous la déposent rudement sur les épaules. Comme c'est le travail le moins fatigant, ils rivalisent de zèle pour le conserver : ils interpellent les traînards, nous pressent et nous harcèlent continuellement, imposant un rythme de travail insoutenable. Cela me remplit d'indignation, et pourtant je sais bien qu'il est dans l'ordre des choses que les privilégiés oppriment les non-privilégiés puisque c'est sur cette loi humaine que repose la structure sociale du camp.

Si c'est un homme. © Franco Antonicelli, 1947. © Giulio Einaudi, 1958.
Traduction Martine Schruoffeneger © Julliard, pour la traduction française, 1987.




Primo Levi s'astreint à une observation précise. Agressions extérieures et intérieures se succèdent, nous sommes seulement au début du récit :
La société concentrationnaire est structurée par la loi des privilèges, ce qui est mis en évidence par tous les auteurs sur les camps.
Le rêve est mis à mal de fournir un rôle de soupape psychique.
Le rêve défait aussi d'une autre manière : il transpose, il dénature (ici les lieux, qui deviennent ceux du monde extérieur : route, pont, porte, lieux de passage), peut-être de manière à désamorcer la part la plus dangereuse du mal, qu'est l'évocation des lieux représentant la liberté. Le rêve ainsi à la fois donne et expulse le souhait. Quelque chose, rêve ou cauchemar, disparaît au réveil, c'était un rêve. Il n'en va pas de même avec la rêverie – le rêve conscient – qui n'a pas dénaturé le souhait. Après la rêverie, c'est toujours le rêve : "Malheur à celui qui rêve : le réveil est la pire des souffrances."
"[...] les privilégiés oppriment les non-privilégiés puisque c'est sur cette loi humaine que repose la structure sociale du camp."
On voit ainsi, comme par une vision pénétrante que l'existence même du privilège (d'où qu'il vienne, pouvoir ou argent) implique cette forme verrouillée de société. C'est pourquoi l'abolition des privilèges a toujours été à l'origine de la Révolution (bien nommée par le génie de la langue puisqu'elle n'est qu'un retournement ramenant peu à peu l'état ancien.) Cette structure sociale semble être celle de toute société moderne, bien que l'oppression y soit maintenue en grande partie dans les formes moins violentes de la compétition.
Les sociétés traditionnelles (dans leur ensemble, selon René Girard) avaient d'autres fondements que cette "loi humaine" puisque structurées par le religieux, qui fait appel à une extériorité.

1 commentaire:

Cergie a dit…

CEla m'interpelle comment arriver à survivre dans des conditions inouïes ? L'entraide, l'appartenance à un groupe, une rencontre fortuite, la capacité de parler une langue.
Le rêve ? La possibilité de s'échapper dans des souvenirs de poèmes, dans un avant. Ou la possibilité de lire.
Ce que je dis vient de ma lecture des livres de Jorge Semprun qui en écrivant son oeuvre livre après livre a appris sur les faits passés.
Il a parlé de Primo Levi qui a tout de suite sorti "Si c'est un homme", Semprun attendra 1963 pour "le grand voyage".
Et comment échapper ensuite à ce passé ?