Tout mon travail s'était jusqu'à maintenant présenté comme une approche du religieux archaïque, par le biais d'une anthropologie comparée. Il visait à éclairer ce qu'on appelle les processus de l'hominisation, ce passage fascinant de l'animalité à l'humanité, il y a de cela des milliers d'années. Mon hypothèse est mimétique : c'est parce que les hommes s'imitent plus que les animaux, qu'ils ont dû trouver le moyen de pallier une similitude contagieuse, susceptible d'entraîner la disparition pure et simple de leur société. Ce mécanisme, qui vient réintroduire de la différence là où chacun devenait semblable à l'autre, c'est le sacrifice. L'homme est issu du sacrifice, il est donc fils du religieux. Ce que j'appelle après Freud le meurtre fondateur – à savoir l'immolation d'une victime émissaire, à la fois coupable du désordre et restauratrice de l'ordre – s'est constamment rejoué dans les rites, à l'origine de nos institutions. Des millions de victimes innocentes ont ainsi été immolées depuis l'aube de l'humanité pour permettre à leurs congénaires de vivre ensemble ; ou plutôt de ne pas s'autodétruire. Telle est la logique implacable du sacré, que les mythes dissimulent de moins en moins, au fur et à mesure que l'homme prend conscience de lui-même. Le moment décisif de cette évolution est constitué par la révélation chrétienne, sorte d'expiation divine où Dieu en son Fils demanderait pardon aux hommes de leur avoir révélé si tard les mécanismes de leur violence. Les rites les avaient lentement éduqués, les hommes allaient dorénavant devoir s'en passer.
Achever Clausewitz © Carnets nord, 2007.
En un paragraphe René Girard, une fois de plus, synthétise la pensée de toute son œuvre. Chaque fois plus élaborée, son expression se condense, s'éclaire, se polit. Depuis ses premiers écrits des années soixante jusqu'à ce texte récent (extrait de l'introduction à son dernier livre), le compte-rendu de son observation devient plus limpide, plus profond et plus vaste en même temps. Dire le plus revient à dire le moins.
Ce processus fait penser à l'écriture poétique. Et pourquoi pas à l'écriture mythique, légendaire, à l'écriture des textes sacrés, où chaque phrase, chaque partie ouvre sur la vastitude du contenu. Ces textes ainsi polis par l'élaboration des âges comme par celle de la pensée, finissent par ressembler à des clés, étranges objets qui ouvrent des lieux sans eux inaccesibles.
Mais on aime aller vers les lieux déjà connus, déjà valorisés, ou survalorisés. Il semble bien que René Girard, l'aventurier, construit des clés qui nous ouvriraient un monde encore inconnu, non pas celui du labyrinthe, où règne toujours un monstre qu'on apprend à satisfaire, mais un monde où le monstre – la violence – aurait volé en éclats car chacun de nous en détiendrait une parcelle.
Rien de bien nouveau ?
Mais si, voyons...
2 commentaires:
J'ai beaucoup apprécié et j'apprécie encore les analyses de René Girard sur la rivalité mimétique, en particulier dans "Achever Clausewitz" découvert à un moment où j'écrivais un texte qui tentait une réflexion sur les guerres "Les raisons de la colère". Peut-être qu'à l'époque, je ne lui rendais pas assez justice? Je regrette que cet analyste reste méconnu en France et j'aime cet hommage que vous lui rendez ici.
Merci, Noëlle. A mon tour de lire "Les raisons de la colère".
Enregistrer un commentaire