Robert Antelme

C'était un politique ; il ne parlait ni ne comprenait le français. Aussi, quelquefois, quand il nous voyait rire, il croyait qu'on se moquait de lui. On était parvenu difficilement à lui faire comprendre qu'on ne se moquait pas, mais il restait méfiant, et quand il nous écoutait ses yeux guettaient sans cesse. Il avait un air de cruauté qui n'était pas vulgaire, un cynisme qui n'était ni agressif, ni méprisant. Il semblait toujours sourire, sourire à une réponse, qu'il avait l'air de connaître mais de vouloir retenir pour lui seul, le sourire de quelqu'un qui déjoue en permanence l'illusion. Il était là depuis onze ans. C'était un personnage, un des acteurs de Buchenwald. Son décor, c'était la Tour, la cheminée, la plaine d'Iéna avec au loin de petites maisons allemandes, comme la sienne qu'il avait quittée depuis onze ans. Et les SS, toujours les SS depuis le début – onze ans le même ennemi –, le même calot retiré devant le même calot vert à tête de mort. Depuis onze ans soumis, homme de même langue qu'eux, dans la haine la plus parfaite, si parfaite que la nôtre le faisait sourire. Et ce sourire voulait démasquer l'illusion de croire qu'on les connaissait. Lui et ses camarades pouvaient les connaître, et avaient des raisons autrement anciennes que les nôtres de les haïr. Lorsqu'on lui parlait de la guerre, et qu'on tentait de lui dire qu'on espérait rentrer bientôt en France et que lui-même serait libéré, il faisait "non" de la tête et riait avec un peu de hauteur, sans complicité, comme devant des enfants.

L'espèce humaine. © Gallimard, 1957. Publié initialement par "La cité universelle" en 1947.




Le mot enfant. Il reviendra à plusieurs reprises dans ces premières pages du texte, chaque fois ponctuant une fin de paragraphe, comme un glas. Il commence à être amené dans le texte par le mot sourire. Il tombe en quelque sorte d'un sourire. Il ne naît pas du sourire – comme naturellement les enfants –, il tombe comme une condescendance à ce qui est condamné et ce sourire (comme ce rire sans complicité) n'en est plus un.
Dès qu'il tombe, à cette fin de phrase, dès que le texte l'a posé là, la condamnation est dite. Les Nazis commencent par tuer les enfants. Là où doit régner l'homme nouveau, il n'y a pas de place pour les enfants.
Nous étions des enfants, vraiment. dit plus loin le texte. C'est-à-dire des innocents, des imbéciles (comme ceux qui retournent en enfance), des infans, ceux qui n'ont pas la parole.
Mais le texte enfante ce mot, et le ramène, il ne meurt pas. L'enfant et la parole, c'est la même chose, pour le texte.
La parole est l'enfant du texte.

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