Robert Antelme

Fin mars. Le vent souffle souvent. La boue de neige fondue sèche dans le camp. Le soleil ne se dégage pas encore, mais il y a dans le ciel un prodigieux travail de nuages, le plafond de l'hiver se désagrège, montre parfois des morceaux de bleu. Les jours s'allongent. Avec les craquements dans le ciel, un étirement se fait dans les bois. Le camp et les baraques sortent de la neige, de la boue et du brouillard.
Nous ne sommes plus traqués. On ne tremble plus, on peut se parler dehors sans frissonner, on peut articuler les mots, on a même le temps de s'arrêter entre les phrases, on ne se presse plus en parlant, on peut rester dehors pour rien ; on peut redresser les épaules, respirer à fond, décoller les bras du corps, regarder le ciel, marcher calmement. On peut ne plus retarder d'un ou deux jours le moment d'aller aux chiottes dehors. On peut y aller, se déculotter sans trembler et s'attarder dans le vent tiède qui court sur la peau.
On ne dit pas "c'est le printemps", on ne dit rien. On pense que puisqu'il ne fait plus froid on a peut-être moins de chances de mourir. On est surpris de cette tiédeur qui est venue d'un coup, comme si l'air avait renoncé à mordre, s'était lassé. Comme si une vraie nature s'était autorisée à renaître, comme si les SS s'étaient mis à bâiller devant nous puis s'étaient endormis, nous avaient oubliés. Car l'hiver était SS, le vent, la neige étaient SS. Une prison s'est ouverte.
Le premier jour qu'il a fait tiède et qu'on a senti que de ce côté-là il n'y avait plus rien à craindre, j'ai cru qu'on allait manger. Ce fut très passager, mais puisque le corps n'était plus martyrisé par le froid, puisqu'il était tranquille quand on ne lui tapait pas dessus, c'était que quelque chose arrivait, quelque chose d'extraordinaire, c'était peut-être qu'on allait manger.
Mais le printemps nous trahira bien plus que l'hiver. On aura faim avec la lumière, avec la tiédeur de l'air dans la bouche. On maigrira, on sèchera avec les parfums des bois dans le nez. Des oiseaux chanteront au rassemblement du matin. Les anthrax grossiront. Les bois seront verts sous les yeux des moribonds.

L'espèce humaine. © Gallimard, 1957. Publié initialement par "La cité universelle" en 1947.



Bonheur de lire Robert Antelme. Le talent d'écriture de cet homme est à l'égal de son talent d'observation. Son texte, c'est son regard lucide, qui traverse le réel massif de l'extérieur comme il traverse le gouffre qui, de l'intérieur, évide les hommes. Ce regard que les coups de poing brisant les lunettes n'auront pas empêché.
Ce regard est de parole. Il est le texte. Il est ce qui n'a pas pu être écrasé, brisé, anéanti.
Il est tout ce que Robert Antelme a su récupérer de lui-même pour nous le confier. Pour le confier à ceux qui, à son retour, n'avaient pas le courage de l'écouter.
Ce talent d'écrivain – ce regard parlant – est un don immense fait au lecteur ; ce n'est plus son courage qui est requis mais son aptitude au bonheur de lire.
Cest paradoxalement ce bonheur qui donne accès au plus grand malheur.

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