Depuis que je suis petite, j'adore les fleurs. Les fleurs, c'est un jardin que tu portes dans la maison. J'ai entièrement garni la suspension de stéphanotis, regarde comme c'est beau : trois clochettes d'hibiscus qui se balancent au vent comme des petits grelots de fous, mêlés aux guirlandes de l'herbe d'argent.
Ce matin levée tôt, depuis ma chambre j'ai vu le soleil déjà rouge comme sang, qui éclairait tout neuf, tout matador, l'autre bord de la Martinique. Derrière la mer, derrière les halliers, derrière les champs de canne, derrière un grand désordre de mornes avec, plus haut que tous, la Montagne du Vauclin, pareille à un grand chapeau de gendarme, mais un chapeau satin violet.
Je suis seule dans la galerie, seule avec moi-même. Les grands carreaux blancs font un beau damier quand ils se croisent aux carreaux noirs. La vie est douce. La vie est belle ce matin.
Les colibris sont en suspens au-dessus du jasmin d'Arabie, j'entends un piano, loin dans une villa, tout doux, tout faible, on dirait un "Bel-Air", on dirait une romance, une chanson d'autrefois...
Dans la rivière l'eau claire coule sur les pierres, je viens de m'y baigner sous une touffe de bambou, tout le monde est parti, je suis seule avec moi-même, me balançant dans la berceuse (rocking-chair), c'est plaisir d'innocence. Maintenant je songe à celui qui me désirait après le bal, celui qui m'a embrassée hier au soir.
Un vent frais se lève, il vient de la mer. A force de jouer dans les feuilles il a appris leur chanson, il est passé dans la savane, a pris l'odeur de goyave. Depuis le bas du morne il a senti ma présence, il a joué au pied d'un seringa pour me couvrir de mon parfum préféré, la fenêtre est grande ouverte, petit vent chéri viens me dire bonjour. Tu es un amoureux sans jalousie, tu peux me caresser, j'ai une chemise de batiste, dans les boucles de mes cheveux défaits, viens jouer. Ta main est presque aussi douce que la main du souvenir, je crois bien que tu connais déjà tous mes secrets, depuis le temps que nous parlons ensemble, depuis le temps que tu dors près de moi, quand j'ai trop chaud et qu'une chemise à jours n'est pas même assez légère. Avant de partir s'il te plaît, mets un petit brin de fraîcheur dans la maison, et en passant frôle le marbre sur lequel Florence a posé, devant la fenêtre pleine de soleil et pleine d'ombrage, trois carafes de la Poterie et six verres de cristal. Une branche de bougainvillier de la véranda entre comme un voleur d'amour par la persienne, mais la belle fleur curieuse ne peut rien me prendre. C'est doux quand on peut dire : je n'ai aucune peine, aucune grande peine dans mon cœur, mais je peux juste tenir un petit chagrin dans ma main, comme un oiseau qu'on a pris à la glu et qui veut s'envoler.
Toute la fraîcheur de mon grand bain du matin se balance avec moi dans la berceuse, m'enveloppe, comme la fraîcheur qui se suspend au-dessus d'un sorbet à la pomme de liane. Je chante sans fin une chanson d'enfance, bien que je n'aie plus l'âge où on joue à cache-cache.
Tout le monde dit que je suis belle, même la glace dans ma chambre (près du lit où je suis trop seul les nuits d'orage) est contente, jolie petite demoiselle, quand je lui fais les yeux doux. Je prononce le nom de quelqu'un que je voudrais qui pense à moi. Personne n'entend, mais je sais qu'il doit savoir...
Je lâche ma sandale sur le carreau frais, ma jambe est nue, mon pied nu, mon pied qui se pose, pas assez fort pour blesser un papillon à terre, assez fort pour bercer mon rêve dans la berceuse.
(Gilbert Gratiant a dédié ce poème aux "Capresses droites, cariatides de bronze ; Jolies petites Négresses, souples, rieuses et fermes ; Blanches Créoles, de lis et de langueur ; Chabines provocantes ; Indiennes-Hindoues délicates et fines ; et Mulâtresses aux longues tresses et aux yeux de sombre douceur qui les résument toutes dans la grâce et le vouloir séduire ; à toutes celles qui, entre Grand'Rivière et la Pointe des Salines, ont une fois tenu entre leurs paumes le tremblant oiseau des menus chagrins."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire