Ça, c'est mon cinéma personnel ; c'est quand je mets ma machine à fictions au service de mon ego. J'ai toujours compensé le réel dans la salle obscure de mon cerveau, c'est une vieille habitude, que j'ai réactivée pour faire face à la maladie. Ce qui est nouveau, en revanche, ce sont les rêves, les vrais, ceux de la nuit, qui se déroulent en dehors de tout contrôle. Je fais comme avant des rêves compliqués, absurdes, érotiques, idiots, poétiques ; mais depuis que mes jambes ont commencé à faiblir, il m'arrive de ressentir leur ancienne force dans mes rêves. Je me suis plusieurs fois réveillée persuadée que j'avais exagéré mon mal : j'avais marché avec une telle aisance pendant mon sommeil ! L'impression était si réelle que je prenais le rêve pour un souvenir. Et puis, bien sûr, je reprenais pied dans le réel. Ces réveils-là sont un peu tristes.
Il y eut un rêve, pourtant, qui m'a donné une absolue satisfaction. J'y faisais du vélo avec un groupe, comme lorsque j'allais en colonie de vacances. Je dois dire qu'à l'époque c'était un calvaire : je n'étais pas sportive, je n'aimais pas pédaler, et je me retrouvais toujours en queue de peloton. Mais dans mon rêve, comme par miracle, mes jambes appuyaient sans effort sur les pédales, et je roulais avec une aisance que je n'ai jamais connue, même à l'époque de ma pleine santé. J'étais la reine du bitume, je dépassais mes compagnons les uns après les autres, et quand je me suis réveillée, j'étais en train de pédaler triomphalement loin devant les autres, sans effort, sans douleur. Comme dans un rêve. Je ne me suis pas sentie frustrée en me réveillant ; au contraire je souriais, heureuse comme si j'avais vraiment dépassé tout le monde. La différence avec les autres rêves, c'est que celui-là n'était pas un souvenir de ma force perdue : je n'ai jamais dépassé personne à vélo ! C'est un rêve qui ne me cause aucun regret, une création merveilleuse qui me répare à la fois de la maladie et de mes frustrations d'enfance. Un rêve qui fait rêver.
Le corps incertain, © Arléa, 2006.
Le rêve qui soigne.
Cette expérience montre plusieurs aspects du rêve. On retrouve cet accomplissement de souhait dont parle Freud, mais au-delà, c'est sur le bonheur de rêver que s'achève l'expérience. Ce contact avec le rêve reconnu comme rêve est le cadeau même – présent absolu, qui ne laisse rien de mieux à désirer – c'est le bonheur ! mais ce n'est pas "le rêve !", comme on dit de ce qu'on rêve d'atteindre, c'est le rêve dans sa plénitude, celui du rêveur insouciant et heureux de l'être. Il y a un rêveur bachelardien, un rêveur éveillé dans ce rêve-là. La dose de conscience du bienfait du rêve. C'est pourquoi nul regret ne s'ensuit face à une réalité réapparue qui n'éteint pas la conscience de ce bonheur porté en soi.
Le rêveur a joui d'un rêve lui appartenant pleinement, le constituant. C'est notre imaginaire reconnu comme complémentarité, continuité, consubstancialité de nous-mêmes. C'est aussi facile et aussi difficile à comprendre que pour l'enfant l'unité de la lune en toutes ses phases cachées.
Le manque n'est accepté que parce qu'il est comblé. Pour le psychisme le rêve existe au même titre que la réalité, l'un dans l'ombre de l'autre. Rêver sa vie et vivre ses rêves, c'est ni plus ni moins ce que nous faisons.
En se réveillant de son rêve de vélo, la narratrice vit cette unité d'elle-même, cette complétude : l'immense énergie développée par la jeune femme pour marcher avec les autres, l'immense énergie que l'enfant déployait pour rouler à bicyclette avec les autres ne font qu'une avec cette immense énergie grâce à laquelle la rêveuse à vélo dépasse tout le monde. Elle lui appartient. Et cette certitude qui vient de se constituer la comble de bonheur.
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