Aloysius Bertrand


La noire gondole se glissait le long des palais de marbre, comme un bravo qui court à quelque aventure de nuit, un stylet et une lanterne sous sa cape.

Un cavalier et une dame y causaient d'amour : « Les orangers si parfumés, et vous si indifférente ! Ah ! signora, vous êtes une statue dans un jardin !

– Ce baiser est-il d'une statue, mon Georgio ? pourquoi boudez-vous ? – Vous m'aimez donc ? – Il n'est pas au ciel une étoile qui ne le sache et tu ne le sais pas ?

– Quel est ce bruit ? – Rien, sans doute le clapotement des flots qui monte et descend une marche des escaliers de la Guidecca.

– Au secours ! au secours ! – Ah ! mère du Sauveur, quelqu'un qui se noie ! – Écartez-vous ; il est confessé » dit un moine qui parut sur la terrasse.

Et la noire gondole força de rames, se glissant le long des palais de marbre comme un bravo qui revient de quelque aventure de nuit, un stylet et une lanterne sous sa cape.



Le soir sur l'eau in Gaspard de la nuit, 1842.



Aloysius Bertrand a toujours cotoyé la mort. En peintre, son livre est sous-titré "Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot" ; en musicien, comme les plus grands il sculpte l'espace du silence où viennent se poser les notes, les siennes sont des récits, dans lesquels M. le metteur en pages – selon les instructions qu'il lui donne – jettera de larges blancs comme si c'était de la poésie ; en créateur de théâtre, car chacun de ses tableaux vit et se produit sous nos yeux dans une déroutante présence.
La mort, elle est la présente absente, celle qui donne son relief à tout, son prix à tout. Il n'y a pas d'autre source de valeur. C'est ce que nous disent tous les textes de ce jeune artiste surdoué dont le regard perçant et tendre continue de dévoiler la société des hommes.

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