Anne Fronteau

Je n'étais pas là quand elle est arrivée. J'étais sans doute en train de dormir sur mon lit, abrutie de médicaments ou terrassée d'angoisse.
Je l'ai vue juste avant le dîner, elle était assise sur une chaise devant le bâtiment principal et pleurait, ou plutôt laissait ses larmes couler, silencieusement, comme quelque chose dont elle n'avait pas conscience. Je me suis assise à côté d'elle, je n'ai rien dit. Cet endroit était rempli de gens qui pleuraient, de gens qui criaient, de gens qui s'évanouissaient.
Elle, elle avait des bandages autour des poignets et elle tremblait. Quand la cloche du repas a sonné, je me suis levée, je l'ai regardée, j'ai souri et j'ai dit : tu viens ? Elle m'a suivie.
Tout le monde l'observait : une nouvelle entrée, ça soulève quand même à chaque fois un peu de curiosité, et d'attente.
Je ne savais pas son nom. C'est à table que Johnny a dit : moi, je m'appelle Johnny, et toi ? Elle a murmuré : Aurélie. J'étais ravie, je trouvais que ça lui allait très bien. Elle avait les cheveux longs bouclés, un regard brun, et quelque chose d'une peinture de Boticelli. Elle ne pleurait plus, mais tremblait encore. C'est moi qui lui ai servi à manger et à boire. Elle a joué avec ses couverts et son assiette, a bu un peu d'eau, s'est levée quand on a appelé son nom pour les médicaments. J'ai porté son assiette et ses couverts avec les miens au guichet de la cuisine, avant d'aller traîner dehors, il faisait trop chaud à l'intérieur.
Elle était assise sur les marches du côté parc, face au soleil. Je m'y suis assise. C'était d'ailleurs ma place, celle où je venais tous les soirs regarder le coucher du soleil sur les monts du Lyonnais.
Elle a alors parlé, parlé au début comme si c'était à elle-même qu'elle s'adressait, puis ensuite me prenant à partie, me posant des questions : et moi est-ce que quand je fermais les yeux je voyais des cadavres. Elle, elle les entendait l'appeler et il n'y avait pas moyen de leur échapper. Elle m'a cité tous les noms des médicaments qu'elle prenait, et ceux qu'elle avait pris, la tête m'en tournait. D'ailleurs la tête me tournait beaucoup ces jours-là. J'ai écouté, écouté jusqu'au milieu de la nuit : sa mère, son frère, ses amis, ses études – plutôt brillantes – qu'elle avait dû interrompre. Ce que j'ai entendu, c'est une telle somme de souffrance qu'ajoutée à la mienne, cela m'a fait pleurer à mon tour, longtemps, dans le noir.
On a continué ainsi. Elle venait me rejoindre en fin de matinée au bord du parc où je lisais ou écrivais, elle me racontait ses cauchemars et puis ses projets, souvent insensés. J'essayais de la faire rester à mi-chemin dans la réalité avec moi, mais elle fuyait de plus en plus souvent, et je l'entendais hurler sa détresse dans la chambre où la rejoignait parfois une infirmière ou une aide-soignante qui tentait de la calmer.
Moi, je n'étais que son écoute, que le témoin de cette vie qu'elle défaisait. Bientôt elle ne m'entendit plus. Ses paroles devenaient incohérentes. Les visites de sa mère la mettaient dans des états de terreur et de colère qui jaillissaient d'elle après pendant des heures. J'étais la seule à pouvoir empêcher qu'elle ne dépasse certaines limites, comme se jeter contre les vitres ou piller l'infirmerie.
Puis un jour on m'affirma que j'étais guérie, ou tout au moins que j'allais beaucoup mieux, on me renvoya chez moi où je restai quelque temps avant de ressombrer.
Je suis retournée voir Aurélie. Parfois, elle me souriait, était charmante, me parlait de ce qu'elle avait fait aux ateliers. D'autres fois, elle ne me reconnaissait même pas, enfermée dans son mutisme comme dans une forteresse, et je repartais malade, surchargée d'angoisse, tremblant moi aussi au volant de ma voiture.
Ensuite, on m'enferma à nouveau, mais dans un autre lieu. J'essayais de téléphoner à Aurélie mais elle ne pouvait plus répondre au téléphone me dit-on, et comme je m'inquiétais on me répondit que c'était le cours habituel de sa maladie.
J'ai repris ma vie normale, je travaille comme avant. Mais souvent je pense à Aurélie, à ses boucles blondes, à son sourire qui éclairait tout son visage. J'essaie de ne pas me souvenir de ses hurlements de souffrance, de ses pleurs silencieux. Je sais qu'elle est toujours là-bas.
Mais moi, je ne peux plus y retourner.


Pour Aurélie, restée là-bas in La lecture amoureuse © Gaspard Nocturne, 2004.


Anne, pendant ce temps-là, avait renoué avec l'écriture. Pas encore complètement avec la vie, mais déjà avec quelques autres de ce côté de la vie, celui où l'on regarde vers l'avenir sans même le savoir. Elle, savait qu'elle tournait le dos à l'avenir, malgré elle mais de toutes ses forces. Sauf dans ces moments de rencontre et d'écriture, où elle acceptait de souffrir son talent et son incroyable charisme lorsqu'elle lisait, pire, lorsqu'elle chantait – une mélopée improvisée, rauque et solaire.

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