Françoise Dolto

Évangile selon saint Jean. Jn 2, 1-11
Le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée, la mère de Jésus s'y trouvait. Jésus fut invité aussi à ces noces avec ses disciples.
Le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : "Ils n'ont plus de vin." Jésus lui répond : "Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi ? Mon heure n'est pas encore venue."
Sa mère dit aux serviteurs : "Tout ce qu'il vous dira, faites-le."
Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs, elles contenaient chacune deux ou trois mesures. Jésus dit aux serviteurs : "Remplissez d'eau ces jarres." Ils les remplirent jusqu'au bord. "Puisez maintenant et portez-en au maître du repas. " Ils lui en portèrent.
L'intendant goûta l'eau changée en vin, il ne savait pas d'où cela venait mais les serviteurs qui avaient puisé l'eau le savaient bien. Il appelle alors le marié et lui dit : "Tout le monde sert d'abord le bon vin, et quand les gens sont gris, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant."
Tel fut le premier signe de Jésus. Il l'accomplit à Cana en Galilée. Ainsi, il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui.

Gérard Sévérin interroge Françoise Dolto :
[...] ce premier "signe" que fait Jésus. Il l'accomplit à la demande de sa mère. Il se passe donc quelque chose d'important entre ce fils et sa mère ! "Ce n'est pas l'heure", dit-il, et finalement c'est l'heure. Que se passe-t-il ?
F.D. : Mais... il se passe un accouchement !
Une fête de noces tourne court : il n'y a plus de vin. Marie le dit à Jésus : "Ils n'ont plus de vin." Que lui répond Jésus ? "Ce n'est pas mon heure." Sur ce, Marie ne dit pas ; "Allons bon, ce n'est pas son heure." Au contraire, comme si elle n'avait pas entendu les mots de Jésus, elle dit aux serviteurs : "Tout ce qu'il vous dira, faites-le."
G.S. : Mais qu'a-t-elle compris pour marquer une telle assurance ?
F.D. : Elle a compris qu'en s'exprimant ainsi Jésus résiste parce qu'il est angoissé à naître à sa vie publique.
En effet, Jésus est un homme et l'homme connaît l'angoisse devant des actes importants qui engagent son destin et sa responsabilité. Plus tard, au Jardin des Oliviers, il pleurera, il suera du sang, il dira qu'il est triste à en mourir.
A Cana, Jésus ressent l'angoisse. Marie est moins angoissée que lui, c'est pourquoi elle pressent juste.
Jésus va quitter une vie de silence, une vie cachée, pour une vie publique. C'est angoissant, ce changement de vie.
Marie, quant à elle, sait que c'est son heure, tout à fait comme une mère sait que c'est l'heure, tout à fait comme une mère sent qu'elle va accoucher.
G.S. : La réponse de Jésus n'est-elle pas négative ? Dire "Ce n'est pas mon heure" n'est-ce pas une façon polie de dire "Non" ?
F.D. : Pas du tout. Ce n'est pas une négation, c'est une dénégation.
En effet, vous savez qu'il n'y a pas de négatif dans l'inconscient. Donc, si Jésus répond quelque chose, c'est qu'il a "entendu", à un certain niveau de lui, la demande de sa mère. S'il répond par une dénégation, c'est qu'il est angoissé, et Marie a perçu sont angoisse qui témoigne d'un désir.
De quel lieu en elle-même, en son être de femme, Marie a-t-elle su dire à son fils ces simples mots "ils n'ont plus de vin", pour que Jésus éprouve jusqu'en son âme un tel bouleversement ?
De quelle oreille entend-elle sa question : "Qu'y a-t-il entre toi et moi ?" Pourquoi parle-t-elle avec cette autorité tranquille aux serviteurs, malgré la dénégation verbale de son fils ?
Elle est sûre de la puissance en marche de cet homme prodigieux, puissance peut-être encore inconnue de lui jusqu'à l'impulsion pressante maternelle.
G.S. : Mais... de quel lieu parle Marie ?
F.D. : Ce m'est toujours une question...
Marie sait-elle vraiment tout l'impact dynamique de ses paroles au moment où elle dit à Jésus ce qu'elle constate ? Intuition féminine ? Pression subtile ou inconsciente ? Prescience du temps qui s'inaugure ?
En fait, rien n'est logique ici. Marie ne demande rien et pourtant Jésus répond : "Non". Ces simples paroles "ils n'ont plus de vin" deviennent pour le fils une injonction. Et qu'est-ce qu'une invitée qui donne des ordres dans une maison qui n'est pas la sienne ? Qui la fait parler de la sorte ? Pourquoi les serviteurs l'écoutent-ils ?
Oui, de quel lieu de son être Marie a-t-elle dit à son fils "ils n'ont plus de vin" et aux serviteurs "Faites tout ce qu'il vous dira" ? Ne se montre-t-elle pas initiatrice des premiers pas de Jésus dans sa vie publique ?
Tout peut paraître si simple au début, comme tout ce qui est important : une banale réflexion, prononcée comme une constatation peut-être : "ils n'ont plus de vin", et pourtant... Ce récit nous questionne de tous côtés. C'est qu'il est riche de sens.
Marie avait-elle une intention précise ? Marie a-t-elle pris volontairement une initiative délibérée ? Ou bien Jésus, a-t-il, par ces mots de tous les jours, entendu et reconnu le signal de l'Esprit Saint qu'il attendait, a-t-il identifié son Père qui lui signifiait de manifester publiquement le pouvoir de sa parole créatrice ?
C'est à Cana que les évangiles nous montrent Marie parler à son fils et agir pour la dernière fois de ce lieu unique et mystérieux d'initiatrice.
C'est maintenant par les autres, par les serviteurs du maître, que Jésus va être suscité. Par leur manque.
G.S. : A ces noces, croyez-vous que Marie sache le rôle qu'elle joue ?
F.D. : En fait, je ne sais... Je crois qu'elle est nécessaire, mais je crois qu'elle est disponible totalement et qu'elle parle par sympathie : le vin manquant, la joie ne va-t-elle pas manquer aussi ? Sans le savoir, d'une façon très naturelle, elle est surnaturelle.
Pour la raison, en effet, rien n'est logique dans le comportement de Marie à Cana... et ça marche !
G.S. : Finalement elle parle sur un plan, et ça agit sur un autre ! Tout ce récit et ce dialogue pourrait faire croire à un langage de sourds !
F.D. : C'est un peu comme dans des séances de psychanalyse. Il y a comme un langage de sourds. En effet on dit quelque chose et ça répond autre chose.
Je trouve intéressant, quand on lit l'Evangile en psychanalyste, de voir que, à partir des dénis, on aboutit à la lumière, et le Christ qui est homme, passe par ce labyrinthe psychologique où "non" veut dire "oui" et vice versa. Ce qui n'est pas mensonge, mais signe d'angoisse, dans le processus d'accouchement d'un désir qui ne se fait jamais sur un mode rationnel.
Si Jésus n'avait pas "entendu" : "Ils n'ont plus de vin", il n'aurait rien répondu et Marie aurait compris que ce n'était pas le moment pour lui d'entendre quelque chose à ce sujet.
Donc Marie attend qu'il naisse à la vie sociale, et c'est étonnant comme, en Jésus, quelque chose résiste encore à se manifester.
"Mon heure n'est pas encore venue.
– Alors, tout ce qu'il vous dira, faites-le."
Comprenez-vous que, là, c'est la force de Marie qui a fait naître, permettez-moi le mot, phalliquement, Jésus par un acte de puissance.
Quand Jésus dit : "Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi ?" j'avais toujours entendu gloser : "pourquoi, femme, te mêles-tu de mes affaires ?" mais cela veut dire à mon sens : "Femme, qu'est-ce qu'il y a tout à coup en moi ? Quelle est cette résonance extraordinaire à tes paroles ?"
C'est une question. Le Christ pose une question à sa mère, exactement comme le foetus pose une question muette à sa mère au moment où se déclenchent les premiers mouvements qui font dire à la mère "ça y est, l'enfant va naître."
C'est la même chose en ce moment entre Jésus en Marie : "Qu'y a-t-il entre toi et moi ?"
Il y a certainement entre une mère et son fils, entre une mère et son fruit vivant qu'est un enfant, il y a cette connivence, il y a quelque chose à ne pas manquer : c'est le moment où tous les deux sont accordés pour qu'une mutation advienne, pour que la naissance arrive.
Peut-être, est-ce à ce moment-là, aux noces de Cana, que Marie est devenue mère de Dieu.

Françoise Dolto. L'Évangile au risque de la psychanalyse, © Editions Universitaires, 1977. Points Seuil 1980

Ce qu'on peut lire là c'est la conception de Dolto de la maternité, de l'être mère, s'il est vrai que notre pensée toute entière n'a qu'un seul but essentiel : donner sens. Ici, Dolto donne sens à sa maternité, comme on doit donner sens à sa vie. Ainsi ce sens, totalement incorporé et unifié pour elle, peut nous apparaître d'une grande complexité, entre spiritualité, amour de l'enfant, puissance maternelle, intuition et rigueur intellectuelle, mais ce qui importe, à chaque fois, devant chaque sujet parlant, vivant, c'est de percevoir son unité, le sens singulier de sa vie.
"Ce récit nous questionne de tous côtés..." dit-elle, et j'entends : le lecteur entre dans le récit pour se questionner. Cela veut dire aussi que le dialogue du lecteur avec lui-même (cette élaboration d'un sens) est possible par la médiation du texte. "... C'est qu'il est riche de sens" ajoute-t-elle.
Françoise Dolto laisse aussi, dans le fil de son discours, venir ces mots : "le pouvoir de sa parole créatrice", en dehors de toute évidence logique, elle aussi. Ces mots semblent plutôt surgir comme un aveu de Dolto de la fonction créatrice de sens de sa propre parole en cours.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Magnifique analyse