Anna ou la première œuvre

Pauline a trouvé pour Anna et elle une petite maison, à l'écart de la ville. Avec un jardin derrière la maison. [...]
Les premiers jours de la vie d'Anna.
Les premiers dons de Pauline.
A l'abri dans la chambre close, les paroles secrètes, du bout du cœur, au-dessus du berceau. Le plaisir des âmes qui se touchent. Et plus tard, le ravissement des corps. Pauline savoure chaque partie du corps de sa fille, jusqu'à plus soif. Du bout des lèvres. Du bout de la langue. Souvent Anna, fatiguée de bonheur, s'endort au flanc de sa mère. Alors commence le règne du silence. Où tout est tu pour se mieux dire.
D'Anna il semble ne demeurer que le sourire, mystérieux, suspendu. Pauline garde les yeux grands ouverts, jusque dans le sommeil. Jusqu'au plus profond, toujours la mère regardera l'enfant. Ne jamais cesser de voir. Ne jamais cesser d'aimer.
Au dehors, la nuit se fait aussi, et les arbres murmurent et les herbes frémissent... et la maman et la petite fille sont enlevées dans leurs rêves sur le dos de la lune. Tout palpite ensemble. Dans le monde il y a une maison entourée d'un jardin. Dans la maison il y a une enfant. En transparence de l'enfant, une mère aux grands yeux ouverts. Cela bat ensemble au rythme du silence. Et cela se mélange.
Le matin est un autre éveil. Nouvelle rencontre des corps désunis. On ne se souvient jamais d'une odeur de peau. On ne sait plus rien avant de caresser à nouveau de la langue. Sans cesse redécouvrir. Sans cesse reconnaître. Se connaître.
Je te sais.
Je te connais.
Je t'aime.
Je connais ma bouche frôlant la tienne, mes cheveux qui glissent sur ton visage, ma main ouverte sur ton ventre doux et mon rire entre tes jambes. Mes yeux se tiennent grands ouverts dans ton regard. Je suis ta mère, ô je suis ta mère. Que cela est grand.

Infiniment amoureuse, Pauline caresse, tout doucement, celle qui la dévore. Aucun acte d'amour n'est plus beau que celui-là. Aucun n'est aussi pur. Anna mord les seins. Anna arrache les cheveux. Anna rit au visage. Anna invente le rides et agrandit les yeux qui la regardent. Il faut être une femme pour mettre au monde l'enfant qui vous fait cela.
C'est la grâce des enfants qui fait des rides sur les vieux, comme fait la pierre dans l'eau... C'est leur main légère qui creuse les tombes, ferme les yeux, ensevelit les morts.
C'est peut-être à cause de cela qu'Anna est orpheline. A cause d'un homme qui a eu peur d'un enfant. Un homme qui veut vivre en refusant la mort, en repoussant l'amour. Il faut être une femme pour mettre au monde l'enfant qui vous fait cela. C'est une femme aussi qui connaît le secret de la vie éternelle. Il est caché au creux de son ventre. Et des hommes ouvrent la femme au plus profond. Ils s'enfoncent loin. Pour l'aimer. Et lui arracher ce secret. L'amante, inondée, s'accroche à eux pour jouir. Elle veut un instant se fondre, seule, avec l'univers entier. Elle veut oublier qu'elle est femme. D'abord elle est terre et eau. Elle veut faire le chemin qui la ramène à ses origines. Mais combien d'hommes jusque là l'accompagnent... Combien de dieux, même, l'ont comprise...

Martine Magris. Anna ou la première œuvre, © Gaspard Nocturne, 2003

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