CODA

   On enterre ce matin, 9 avril, la semaine de Pâques, au Père-Lachaise, mon vieux maître, celui qui nous lisait Victor Hugo et les strophes des marches du musoir.
   Il allait avoir quatre-vingt-dix ans. Il avait été communiste, comme presque tous les instituteurs de sa génération. Il y avait dans sa maison une grande affiche encadrée de la Colombe de la paix, accrochée au-dessus de la table à manger, avec son brin d'olivier glissé dans le bec. [...]
   C'est à l'occasion de cette cérémonie que j'ai enfin appris son prénom. Il s'appelait Robert. Robert Pierre. On n'aurait pas osé le lui demander. Les prénoms étaient ceux des copains. [...]
  
   Maître Pierre : j'ai revu son visage, imprimé en filigrane sur le faire-part, tel qu'il était — et que je retrouvais avec peine dans le visage du centenaire qui m'avait accueilli chez lui pour me sourire, me parler, et me confier les poèmes qu'il écrivait encore. J'avais été frappé de sa petite taille alors que je gardais de lui le souvenir d'un homme grand, maigre et nerveux. Bien sûr, à mes yeux d'enfant, l'adulte ne pouvait que me dépasser de toute sa hauteur. Mais, plus troublant, il avait en effet rapetissé, non seulement à la façon dont les vieillards se tassent, mais il n'était guère plus grand désormais, à mes yeux qui le revoyaient soudain, soixante ans après, qu'un enfant, me faisant penser à ces Christs que la Mère, dans certaines Pietà douloureuses, dépose sur ses genoux comme une petite momie de crèche.

   Il m'avait donc, le premier, appris à parler et à écrire, et surtout donné un appétit furieux des mots, le trésor des pauvres comme avait dit je ne sais plus qui.
   Dans l'ascension sociale, violente et rapide en ces années d'après-guerre, j'avais brûlé une étape.
   Le palier médian, nécessaire avant de grimper plus haut, c'était celui d'instituteur mais c'est lui, Maître Pierre, qui l'avait tenu à ma place — et même assez pour me laisser le temps de monter sur ses épaules pour pouvoir voir d'un peu plus haut, comme les apôtres montés sur les épaules des Prophètes, dans les vitraux des églises. Discrètement, c'est lui qui avait veillé de loin sur moi, jusqu'à sa mort, à presque cent ans. Il ne s'était rappelé à mon souvenir, sortant de l'ombre, et il n'était mort, deux ou trois ans après nos retrouvailles, qu'une fois assuré que je n'irais pas plus loin ou plus haut, selon nos hiérarchies. Du moins, je l'imagine. Mais il m'avait suivi, jusqu'au bout. Il avait été l'instit', la marche nécessaire dans la montée du jeu social, quand on part d'en bas pour arriver en haut.

   J'avais neuf ou dix ans, en 1949-1950.
   Le tableau noir bouchait l'espace. La craie, longue et fine, arrondie comme un doigt, était blanche et montrait le chemin. Noire aussi était l'encre que la femme de service versait à l'aube dans les encriers, d'un noir qui coulait de la bouteille, épais et lent comme un lait.
  Pour exercer son ministère, le maître endossait une blouse grise, et puis montait sur son estrade, non pour nous dominer mais pour n'oublier personne. Tous les élèves portaient des blouses grises. Non pour ne pas se salir ou pour effacer les différences entre les pauvres et les autres, ni par épargne quand les vêtements étaient rares, mais pour rappeler que la vérité est grise et que chercher la vérité est une chose ennuyeuse. On apprenait donc les degrés du noir et du blanc, comme l'artiste qui s'initie à l'art savant de la gravure. Et c'est ainsi, par l'effort du trait incisé, modulé, appuyé ou léger, que la vérité en effet, ni blanche ni noire, prenait forme. Elle n'était pas dans le coup d'éponge furieux de la table rase des esprits forts, ni dans le graffiti orgueilleusement tracé sur le tableau par le petit génie. Saisir la vérité était une tâche patiente qui méritait notre attention. La craie décidait enfin, durcie comme un poinçon, quand elle crissait sur le tableau. "Gravez-vous cela dans la tête", concluait le Maître du haut de son estrade. L'école n'était pas là pour distiller l'inquiétude, le doute ou la suffisance. Un enseignement de la dérision, du sarcasme, ou du libre choix des élèves n'aurait eu aucun sens. Il y avait les bons élèves, et les autres.
   Par la fenêtre, le ciel était toujours gris, sans nuance, obscurci par la fumée des usines. Une haute cheminée de métal, retenue par des filins, était noire. La craie, elle, était blanche, et la fine poussière elle aussi, comme un nuage, quand on effaçait.
   Tout était noir et blanc à cette époque, comme au cinéma. Des films noirs, on commençait d'en tourner d'ailleurs. Les tournages se faisaient rue des Petits-Ponts, une rue déserte à Pantin, entre le canal, le cimetière et la gare de triage, et qui ne menait à rien.
   Le cinéma était devenu l'attraction. Durant la récréation, on dessinait à la craie, avec des morceaux chipés au tableau, sur le macadam gris de la cour, la silhouette des deux avions de chasse, le Sabre américain et le Mig-15 soviétique, ceux qu'on voyait sans arrêt se combattre dans les actualités de la guerre de Corée. On s'efforçait de dessiner exactement leur profil, puis, en faisant glisser des palets sur le sol, comme au jeu de marelle, on tentait de les atteindre. Les projectiles terminaient leur course sur une aile ou sur le cockpit. Chacun avait choisi son camp. On avait remarqué que le Sabre trapu des Américains était plus facile à toucher que le Mig effilé des Russes.

   À la fin du CM2, le Maître demanda à voir mes parents. C'était la première et la dernière fois qu'il les rencontrerait. L'idée qu'un instituteur dût rendre compte de son enseignement aux familles aurait paru insensée. Il exerçait un magistère, comme le médecin, le juge, le curé encore. Il était un notable, représentant de cette classe que la société a réduite à un prolétariat. Il était le Maître, une fois pour toutes, et lui seul méritait d'être appelé par ce nom. Quand quelqu'un me salue aujourd'hui par ce titre de Maître, je sursaute et je suis mal à l'aise : lui seul pouvait porter ce titre.
   On ne discutait pas. Il leur expliqua donc, longuement, fermement, qu'il fallait envoyer le gamin au lycée, malgré les sacrifices. À la fin de la communale, au lieu d'aller travailler chez les tubes Pouchard ou à la Manufacture des Tabacs, je pourrais poursuivre des études. Mes parents se laissèrent convaincre. [...]

   L'éducation était dite élitiste. Laïque, elle était aussi républicaine. À l'époque, on parlait de "mérite". On était un enfant méritant. Le mot, j'ai vérifié, vient de meritus, c'est-à-dire de mereo, ere, un verbe qui signifie : "être digne de". Il signifie aussi "se rendre coupable de".
                                                                                                                        Octobre 2015
          Jean Clair, La part de l'ange, Gallimard, 2016

Ministère et magistère — émancipation et élitisme — l'école de la République telle qu'elle a été, sans nostalgie. L'Histoire n'est pas un modèle et il me paraît ridicule de tenter d'user pour l'avenir de ce même terme d'école de la République. Voilà ce que m'évoque le dernier et court chapitre du livre de Jean Clair "La part de l'ange" dont j'extrais ici la toute fin. Ce chapitre final porte d'ailleurs le titre de "Coda", c'est donc bien, comme en musique, un retour sur l'élément qui permet de valoriser et de clore définitivement le morceau.
Pour finir, notre académicien nous laisse méditer sur le dictionnaire qui révèle cette proximité paradoxale du mérite et de la culpabilité : Ce n'est donc pas d'aujourd'hui que les contraires s'attirent au point de ne vouloir être qu'un. C'est l'histoire de Caïn et Abel, c'est l'histoire de la rivalité mimétique, c'est l'histoire de Polémos, le combat, père et maître de toutes choses, selon Héraclite.



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