A l'usine, on achève la construction d'une carlingue mais on n'en prépare pas d'autres. Les pièces n'arrivent plus. Le plan de construction est arrêté.
[...]
Il faut que tous ici soient occupés à faire quelque chose. Alors le directeur convoque les meister dans son bureau. Quand ils reviennent, ils ne font aucune déclaration, mais quelques uns se mettent aussitôt à gueuler : Arbeit, Arbeit, los ! Ils tombent à trois sur un type qui avait les mains dans les poches. C'est lui qui prend le premier, parce qu'il n'y a pas de travail.
[...]
Maintenant nous devons être tout à fait intolérables. Jusque là, dans l'usine, nous avons été mobilisés, mangés par la carlingue. Jamais indépendants du dural, choses à travailler le dural, nous ne formions jamais que le couple häftling-compresseur, couple häftling-marteau, couple muet. Notre voix, nos bruits permis, c'était celui du compresseur, celui du marteau de bois. On nous parlait parfois, seulement en raison de la carlingue. Elle nous protégeait, au fond, nous camouflait.
Il n'y a plus de carlingue, on est à découvert, dans l'usine comme un no man's land, on est égarés. Il faut s'accrocher à quelque chose, faire semblant, trouver un nouveau camouflage. Si nous ne travaillons plus, nous devons être à tuer. Nous ne pouvons pas continuer d'exister comme ça, les bras ballants. Nous sommes servants des pierres, épaules à poutres, mains à marteaux, et si les pierres, les poutres et les marteaux se dérobent, le scandale éclate, nous sommes sans raison d'être, sans excuse, nous empoisonnons l'usine.
Mais cette peste sans excuse que nous sommes, à leur tour les a contaminés. Ils ne peuvent plus nous trouver du travail. Ils ne peuvent même plus s'en trouver. Notre victoire approche et elle est affreuse. Eux-mêmes ils ont contracté notre mal. Leurs cris, leur colère ne peuvent pas étouffer ce scandale qui ressurgit chaque fois qu'un meister s'approche d'un camarade. Meister et détenu ont un instant l'air aussi désœuvré l'un que l'autre. Et ces civils ne peuvent pas nous tuer. Ce sont les SS qui disposent de nous. Ils ne peuvent rien faire ; ils sont dépassés.
Pieds-Plats vit un drame. Il a gardé sa figure rouge. Il marche à travers l'usine, imposant, le ventre en avant. Ce matin-là, il est resté un long moment à rêver devant la carlingue qui s'achève, puis il a rôdé autour d'elle. Il a fini par s'en détacher et il est allé à son établi. Je n'étais pas loin de lui. Pour faire quelque chose, je nivelais à la lime ma masse de bois. Je n'ai pas cessé de le regarder. C'était à mon tour de le guetter.
Il est encore resté un moment immobile devant son établi, puis il a desseré son étau. Le compresseur s'est interrompu. Les autres meister causaient par groupes de deux ou trois. Pieds-Plats les a regardés les uns après les autres puis s'est retourné vers son établi comme s'il se sentait surveillé. Je regardais de biais, sans tourner la tête. Il a ouvert le tiroir de l'établi et en a sorti un morceau de fer, un déchet. Son morceau de fer à la main, il a regardé de nouveau les autres meister qui bavardaient ; sa figure était sombre, plus dure que quand il frappait. Il a mis le morceau de fer dans l'étau. Il a ensuite resserré l'étau. Les autres bavardaient toujours. Il a pris une lime et s'est mis à gratter le morceau de fer comme moi. Aucun doute : il avait entrepris de vaincre l'impossible. Il voulait qu'il y eût encore une usine, du travail ; et encore avoir à crier Arbeit, Arbeit !
Je me suis arrêté de limer et je me suis tourné vers lui. Penché sur l'étau, Pieds-Plats grattait le fer lourdement. Sa figure restait butée. Il limait. Il travaillait.
Pas de bruit de travail dans l'usine. Des types erraient. Seul de tous les civils, Pieds-Plats acharné à son étau travaillait.
Mais ce dopage ne lui suffisait pas encore. J'ai posé ma lime, j'ai pris une caisse pour ne pas avoir les mains libres et j'ai quitté mon établi ; je suis passé derrière Pieds-Plats, assez près de lui. En limant, il fredonnait, déformé par le rythme de ses gestes, le Deutchland über alles.
L'espèce humaine. © Gallimard, 1957. Publié initialement par "La cité universelle" en 1947.
Le travail.
Etant enfant, j'avais un voisin très proche qui était revenu "des camps de prisonniers" en Allemagne – je crois que c'est ainsi que l'on disait. A son retour il n'avait plus de femme, il a vécu très longtemps seul, il est mort, pas très âgé sans que ni lui, ni personne, ne m'ait jamais parlé de ce qu'il avait vécu. J'ai seulement cru comprendre qu'ils faisaient du travail forcé.
Le travail – ce qui est, au regard de la société, considéré comme tel – est une institution. Il remplit le rôle des organes moteurs de la société. Mais souvent il correspond, sur le plan de l'humain, à un refuge, à un recours, à une opportunité.
Il y a pourtant un sens profond au travail, en parfaite continuité du travail de la mise au monde, comme du travail du deuil. On pourrait l'appeler travail de vie.
Je repense à mon analyste. Il y avait, dans la maison où était son cabinet, quelqu'un qui parfois se faisait un peu entendre, alors immédiatement, d'une voix puissante, il lançait à son intention à travers les murs ou le couloir : je travaille. La façon dont ce mot était appuyé me paraissait comme anormalement forte. Ce qui frappait mon oreille, et que je n'identifiais pas alors, ne pouvait être que cette chose cachée sous la norme et encore à demi-étrangère pour moi.
Plus tard, ce n'est pas sans le dialogue avec ce même analyste que s'est établie pleinement la réalité de ce travail-là. Il savait m'y ramener si nécessaire. Pas de refuge en ce travail-là. Pas d'autre que soi en son centre. Les refuges sont où il n'est pas, sont où je ne suis pas. Ce travail, c'est celui dont on porte la responsabilité. De lui émane la responsabilité. Ce travail et cette responsabilité ne font qu'un avec la liberté. A l'opposé de l'aliénation et de l'asservissement. Et c'est bien pourquoi les nazis proféraient ce mot qu'ils avaient perverti à la face de leurs victimes. ARBEIT MACHT FREI le travail rend libre les accueillait à l'entrée des camps.
Mais l'homme écrit, c'est son travail, dit le travail de Robert Antelme.
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