Joseph Zobel

Aux premières maisons qu'Aristide aperçut, toute la fatigue de ses petites jambes se dissipa. Une impétueuse goulée de joie s'engouffra dans sa poitrine, presque douloureusement, tel un objet trop lourd lâché dans un sac fragile.
Pour la quatrième fois, Théodamise dit :
– Nous y sommes !
Les autres fois, c'était pour dire : "Courage ! nous arrivons."
Mais cette fois, Aristide eut une entière et suprême confiance, car il voyait, à peu de distance devant eux, des gens qui s'étaient arrêtés pour se laver les pieds dans l'eau d'une rivière, et d'autres qui se chaussaient ou arrangeaient leur toilette, assis sur le parapet d'un pont. Pas de doute : on était à la gueule du bourg.
Quand ils atteignirent le pont, la maman s'arrêta. Elle dit : "Bonjour-Messieurs-Dames !" en posant à terre le petit panier qu'elle portait sur la tête. Aristide salua de même et se mit à regarder autour de lui.
Il y avait des ânes bâtés qui broutaient paisiblement près des parapets, et d'autres qui, impatients, continuaient de marcher tout seuls, et que les cris et les jurons de leurs maîtres ne parvenaient pas à arrêter.
Les hommes rabaissaient les ourlets de leur pantalon et pinçaient le rebord de leur chapeau.
Il y avait beaucoup de petis garçons et de petites filles. Il y avait des marchandes, certainement, car par terre s'arrondissaient de grands paniers lourdement chargés de légumes et de fruits. Il y avait des jeunes filles qui allaient à la messe, toutes simplement mises, avec des corbeilles légères. Les unes se lavaient le visage, les bras et les pieds, se chaussaient, retouchaient leur coiffure ; d'autres avaient voyagé avec leur vieille robe et se changeaient. Elles s'accroupissaient contre le parapet et criaient aux hommes de ne pas les regarder. Et les hommes de protester par des quolibets et des railleries.
Et les vieilles de se récrier, car elles allaient recevoir la trois fois sainte hostie. Et puis, il y avait les enfants... La plupart, il est vrai, feignaient avec candeur de n'avoir rien compris.
Théodamise se fit une place sur une pierre, au bord de l'eau. Elle passa le plat de sa main mouillée sur les joues, les bras, les jambes de son enfant. Elle en fit de même pour elle. Puis ils montèrent sur le talus.
Elle dénoua le madras de sa hanche, l'étendit par terre, fit asseoir Aristide et lui enfila ses petites alpargates. Puis elle le ramena sur la chaussée, lui arrangea le col de sa petite blouse blanche bien apprêtée, rectifia le rebord de son petit chapeau de latanier, et d'un bout du madras humecté de salive, elle lui essuya le coin des yeux et de la bouche, les tempes, le creux des oreilles, le menton, le cou.
Aristide avait un petit visage rond, noir et mat, le front bombé, les sourcils cintrés. Il ressemblait beaucoup à sa maman. Il parut alors très doux, très gentil, réellement beau.

Le syllabaire, in Laghia de la mort, 1946. © Présence Africaine, 1978.



Arrivé au bourg, l'enfant va vivre une dure épreuve au seuil du monde convoité et redoutable d'accès qu'est l'école – la possiblité de lire et d'écrire au lieu de seulement travailler dans la plantation.
Aujourd'hui, dans les pays riches, l'urgence ne semble plus à cette conquête de la maîtrise de la parole dans toutes ses dimensions, de la culture qui libère et rend responsable, et l'écriture comme la lecture se réduisent bien souvent à peu de choses après la sortie de l'école. On en reprend le goût, pour parler de soi – dans un atelier d'écriture, et sur les réseaux sociaux – et l'on voit combien l'outil est gourd, brutal, imprécis. On voit que la régression démocratique va de pair avec la régression intellectuelle. Acheter un syllabaire était indispensable pour que l'enfant puisse entrer à l'école.
Aristide n'est pas au bout de ses peines, il va devoir traverser la société des humains, celle qui l'a pourtant mis au monde, comme si c'était une muraille infranchissable. Et pourtant ce monde est d'une beauté incroyable et la langue en est le désir absolu. Dans cette nouvelle, c'est aussi, et de très près, l'histoire de Joseph Zobel. Le créole, il l'a nourri, il l'a aidé – l'un des tout premiers – à devenir une langue écrite. Mais il est devenu un maître dans la langue du maître. Il avait une farouche revanche à prendre. Sa peau a gardé sa beauté noire, très noire. Et sa langue a des millions de couleurs, des infinies nuances : c'est le soleil partagé – le titre d'un autre de ses livres – et cela n'est pas sans faire penser à la société arc-en-ciel qu'offrira plus tard Mandela.
Voir => l'aperçu bibliographique.

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