Michel Ollier

Ce matin je me suis levé de bonne heure. Déjà le soleil brillait. Lumière matinale aux reflets d'argent. Temps suspendu auquel s'arriment tour à tour les voiles vaporeuses d'une nouvelle journée.
Et puis lentement ces oripeaux s'enfuient pour laisser la place à la lumière crue d'un printemps victorieux.
Je regarde. J'écoute. Je ne t'entends pas. Ma solitude me prend doucement par la main pour me guider jusqu'à l'autre rive – celle de l'existence quotidienne – du petit-déjeuner, de la toilette, du crincrin du journal radio au bruissement des feuilles d'un incertain quotidien.
Les rites défilent tour à tour tels les wagons d'un train immobile – seul demeure le bruit des roues sur les rails. Mes rêves disparaissent au moulin de la quotidienneté.
"Mais où sont donc mes chaussettes ? Je les avais pourtant bien posées là. Ce n'est pas possible !... Tant pis j'en prends d'autres."
Avec cette question – ton visage disparaît de mes souvenirs nocturnes – sans bruit comme une flamme de bougie qui vacille et s'éteint – petite fumée bleue colorée d'inconnu et d'incertain. Je me précipite sur mon écran pour te retrouver – écran bleu de mes nuits noires – écran vert de ma vieillesse – écran vivant d'un spectre éteint. Mes rêves s'y réalisent en un long cortège de fées plus rutilantes les unes que les autres. Le monde défile doucement comme les héros de l'Enfer de Dante – en cercles concentriques. Enfermé dans les nuages moutonneux d'un ciel assourdissant.
Longtemps je me promène dans ce monde hors du réel, à l'image de la vie – rempli de soufre et de voluptés.
Et puis les brumes s'écartent au soleil dévastateur d'une lumière incertaine – un nouveau souffle de vent – chasse les ombres et les feuilles. Ailleurs un enfant cherche son pouce ou le sein de sa mère. Il appelle en s'arrêtant de temps en temps pour écouter si elle arrive – l'attendue – la nourrice. Il est des images incertaines dont on ne peut se défaire – des bruits qui reviennent comme l'eau sur la grève. Le vent des souvenirs et le lait de l'enfance – Clarté obscure – Rêves d'enfance – Perte du sens au sein des mots.



> mot à mot, 6 avril 2010.




À première lecture, cette histoire de chaussettes ne trouvait guère de sens pour moi dans cette page (perte du sens !), surtout ce Tant pis, j'en prends d'autres me gênait. Je ne voyais pas l'intérêt de cette remarque pour un lecteur.
C'est l'auteur qui, dans notre conversation, me mit sur la voie et me permit de revenir sur mon erreur lorsqu'il me déclara que sa voiture était tombée en panne ce soir-là, juste à mon arrivée heureusement, se consola-t-il, car sinon je n'aurais pas pu venir. Comme je m'inquiétais sur son retour, il me dit qu'on lui avait prêté une voiture pour rentrer (il avait plus de 100 kms à faire) et qu'il la rendrait à sa prochaine venue – comme ça je suis obligé de revenir la semaine prochaine.
Tout ceci, qui n'était pas dans le texte, aurait mérité d'y figurer ainsi j'aurais mieux compris cette histoire de chaussettes remplacées.
Si de ne pas retrouver ses chaussettes où on les a posées peut amuser le lecteur, qui aime les surprises, en revanche, qu'on mette aussitôt le point final à l'aventure, que l'affaire soit close si vite – Tant pis j'en prends d'autres – peut le décevoir. Mais cette déception en signe une autre, en met une autre dans la main du lecteur – celle que le narrateur ne pouvait garder pour lui, ne pouvait peut-être surmonter pleinement sans son aide. C'est cela que nous fait savoir la phrase, que ces chaussettes sont une voiture pour se déplacer, indispensable véhicule pour rejoindre ce lieu d'écriture éloigné, par des routes semées d'embûches. Une résilence est cachée dans ce bout de phrase. Une autre chose aussi, dite en partant, me mit la puce à l'oreille : j'aurais pu écrire sur ma voiture en panne.
Bien ou mal dissimulée, bien ou mal assumée, cette histoire était glissée dans le texte, marquée de l'incertitude – ce mot lancinant qui flotte dans le texte – qu'on ne peut jamais lever.
Mais en vérité rien n'est moins caché que cette phrase, qui éclate comme un coup de pétard dans une symphonie Mais où sont donc mes chaussettes ?, elle est le grain de sable qui vient enrayer le moulin de la quotidienneté. Bien en évidence au milieu du texte, cette incongruité en est la charnière, la cheville ouvrière (est-ce parce qu'il s'agit d'une chaussette ? en tous cas voilà le pied mis à l'étrier). Le travail du rêve bascule sur l'autre rive, sur l'autre écran de créativité.
Ce point sensible, s'il en est, est celui où les sens prennent contact avec la matérialité de l'environnement, avec une forme d'altérité (j'en prends d'autres), d'étrangeté. Ce matin je me suis levé de bonne heure, ce clin d'œil à l'honoré prédécesseur, même s'il le prend à contre-pied, ouvre bien la voie au même basculement entre une rive et l'autre, entre rêve et réalité, certain et incertain, enfance et âge. Entre le sens et cette perte du sens où l'on retourne se réfugier dans les moments difficiles comme peut-être dans les plus heureux.

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