Une longue histoire

C'était un de mes endroits préférés : cette prairie de pommiers ouverte dans la forêt de bambous, dont l'herbe n'était jamais jaunie par les chaleurs. Plus tard les livres de géographie m'apprendront que le pays des pommiers c'est la Normandie.
À l'automne ici seulement cela ressemblait à l'automne, les cagettes de pommes rondes et craquantes s'entassaient au bord du pré avant d'être chargées sur les camions. On pouvait encore en ramasser de plus petites laissées dans l'herbe épaisse.
Très rarement s'offrent à nous, dans notre vie, des moments d'accalmie complète, absolument sereins, des moments en suspens, et certains paysages seulement leur correspondent, qui plaisent du fond du cœur, comme cette prairie verte plantée de pommiers, entourée de fins canaux, au milieu des bambous.


Katherine L. Battaiellie, Une longue histoire © Gaspard Nocturne, 2006


Le texte est extrait d'un petit livre en forme de diptyque.
Dans la première partie, la narratrice règle ses comptes avec son institutrice devenue vieille, 40 ans après la désastreuse expérience des brimades scolaires – son point sensible avait été atteint. Sa vengeance perpétrée, elle rêve qu'une végétation luxuriante désordonnée ensevelit tout.
Le second volet, dont est extrait le passage ci-dessus, s'appelle "Le lieu". Il ne comporte que peu de pages mais l'auteur en dit : Jamais je ne suis restée si longtemps sur un manuscrit, sans pouvoir le laisser, avec l'objectif entêté d'un livre bref et parfait qu'on aurait mis toute une vie à peaufiner.
Peaufiner. Désir lent et durable s'il en est, qui confine à l'extrême de la matière, comme le végétal qui confine à la lumière.
Un livre bref et parfait emporterait la totalité – sans doute la totalité de ce qui fut donné : la vie, avec le territoire. Car comme les chats qui, dit-on, sont attachés à leur lieu, l'animal humain s'implante dans ce qui l'environne. Ainsi ce livre parfait serait-il aussi celui du lieu qui entoure, qui contient. Lieu du silence ou du quasi silence, du murmure, des mouvements lents et intimes, de la semi obscurité comme avant d'ouvrir pleinement les yeux sur le monde.
Lorsqu'on a pu, dans son enfance, avoir une certaine proximité avec le végétal (et jusqu'à une époque très récente ce fut sans doute le cas de toute l'humanité) on en garde des souvenirs plus ou moins conscients, un substrat d'images profondes, un humus qui entretient en nous une imagination particulière, des rêves particuliers, liés à ce mode de vie patiente. On pourrait peut-être, dans une inspiration bachelardienne, attribuer aux plantes notre "imagination de la patience", source de paix, de réconfort, de re-création. Van Gogh (cité par Francis Hallé dans L'éloge de la plante) à qui la folie du roi Lear faisait peur, disait, après en avoir lu quelques pages : "Je suis toujours obligé d'aller regarder un brin d'herbe, une branche de pin, un épi de blé, pour me calmer." Et Nicole Chaabi (dans Un bain de jouvence): "L'animal en nous a peur, peur de tout... Mais la plante en nous vit sans souci, elle est attentive aux beaux jours, au soleil, à la sève qui monte, aux fleurs qui s'épanouissent, et aussi aux bourgeons... L'animal en nous tremble contre son gré... Mais la plante pousse tous les jours sans angoisse, sans remords elle étend ses feuilles et ses racines."
Katherine L. Battaiellie, au cœur de son petit texte, réussit à poser pour sa narratrice, cet îlot de bonheur impérissable, capable de supplanter, à lui seul, toute image mythique de paradis.

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